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Face aux fausses informations, les limites du fact-checking

Confronter les fake news et le discours de l’extrême-droite aux faits réels est-elle une stratégie efficace? Une étude récente donne des résultats paradoxaux. Efficace pour rectifier certaines données dans l’esprit des électeurs, le fact-checking n’aurait aucun impact sur leurs convictions profondes et leurs intentions de vote.

Des positions justifiées par de fausses informations

Le débat récent entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen a révélé au grand jour le rapport – pour le moins désinvolte – que la candidate frontiste entretient avec la vérité. A l’instar de Donald Trump, la propagation de fakes news – dans la parole publique et sur internet – fait plus que jamais partie de la stratégie de campagne du Front National.

Comme le décrit l’enquête menée par Oscar Barrera et Ekaterina Zhuravskaya, professeurs à l’Ecole d’économie de Paris ainsi qu’Emeric Henry et Sergeï Guriev de Sciences Po Paris, Marine Le Pen avance, par exemple, toute une série de chiffres et de faits erronés pour amener ses électeurs potentiels à une conclusion simple : les réfugiés viennent en Europe pour des raisons économiques, et pour « bénéficier du généreux système de protection sociale français », plutôt que pour fuir la répression.

Marine Le Pen s’étonnait ainsi, en Mai 2015, de voir 99% d’hommes sur les images de « clandestins » quittant la Syrie. « Or, moi je pense que des hommes qui quittent leur pays pour laisser leur famille là-bas, ça n’est pas pour fuir la persécution. C’est évidemment pour des raisons économiques » concluait-elle sur RMC. L’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) évaluait pourtant à 58% le nombre d’hommes traversant la Méditerranée pour se réfugier en Europe en 2015.

L’effet paradoxal du fact-checking

Parmi les 2480 participants à l’enquête, un groupe a été confronté à une série de propos de Marine Le Pen sur les réfugiés, et à des chiffres officiels de l’UNHCR ou de l’INSEE démentant ces propos. Interrogés par la suite, ils ont été plus de 50% à connaître le pourcentage d’hommes parmi les migrants à traverser la Méditerranée.

Un chiffre bien supérieur au groupe de contrôle (qui n’était exposé à aucune information) et au groupe confronté uniquement aux propos de Marine Le Pen. Avec moins de 20% de réponses exactes, ces deux groupes montrent une répartition très hétérogène des réponses. Quant au groupe disposant des seuls chiffres de l’UNHCR, il atteint plus de 60% de réponses exactes.

Choisis parmi les habitants de régions où le Front National réalise des scores élevés, ces participants ont été répartis aléatoirement parmi les quatre groupes, ne montrant pas de différences significatives en terme d’âge, de religion ou encore de vote FN.

Si le fact-checking a un effet positif sur les connaissances factuelles des participants, l’impact sur les convictions qui sous-tendent les faits avancés par Marine Le Pen (les réfugiés affluent prioritairement en Europe pour des raisons économiques) est nul, voire contradictoire.

A la fin de l’étude, 43% des participants du groupe exposés à la fois aux propos de Marine Le Pen et à des chiffres officiels, pensent que les réfugiés migrent vers Europe pour des raisons économiques, contre 35% pour le groupe de contrôle. Un chiffre proche de celui obtenu parmi les participants du groupe confronté aux seuls propos de Marine Le Pen (48%). Tout porte à croire, note l’enquête, que les électeurs ne font pas d’eux-mêmes le lien entre faits et conclusions.

Les convictions politiques, plus fortes que les faits réels?

En terme de préférences politiques, les émotions semblent plus importantes que les faits réels ajoutent-ils.

Ainsi, les résultats des intentions de vote, mesurées à l’issue de l’enquête, montrent que, par rapport au groupe de contrôle, le soutien au FN se révèle plus important dans le groupe confronté aux propos de Marine Le Pen et à leur « debunkage », ainsi que dans le groupe confronté aux seules sources officielles sur les réfugiés !

Les participants ont également été testés sur leur connaissance du taux d’inactivité des immigrés grâce à une question préliminaire. Il leur, en outre, a été demandé si ils avaient, par le passé, déjà voté pour le Front National. Sur ces deux points, l’enquête montre que parmi les électeurs frontistes bien informés, la confrontation à des sources comme l’INSEE ou l’UNHCR a un « effet rebond », qui les amènent à rejeter les faits.

Dans Rumeurs, le plus vieux média du monde, Jean Noël Kapferer montre les limites du démenti des rumeurs par les faits, qui permet d’apporter une ébauche d’explication aux effets paradoxaux du fact-checking.

« Une approche moins froide des faits statistiques »

« L’opinion que nous portons à un moment donné sur une personne ou un objet dépend des informations associée à cette personne ou à cet objet, dans notre mémoire, et qui nous viennent à ce moment là. Certaines de ces informations sont négatives, d’autres positives. Certaines associations sont fortes, d’autres faibles » analyse le chercheur. Le démenti amène les participants à se répéter la rumeur, et donc les associations déjà présentes dans leur mémoire, qu’elles soient positives ou négatives, se trouvent renforcées.

On peut être affecté par une rumeur, même si l’on n’y croit pas, note Kapferer ; on peut à l’inverse être négativement influencé par un démenti, même si l’on y croit !

Comme Emeric Henry le conclut dans sa tribune au Monde, une approche moins froide et moins neutre des faits statistiques devrait être adoptée, en confrontant par exemple les argumentaires des candidats aux faits mais aussi aux conclusions que l’on peut tirer des faits et des statistiques.

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Image à la Une : Blandine Le Cain (Licence CC-BY).

Sources

Emeric Henry et al. Fake News, Fact-Checking and Information in Times of Post-Truth Politics. Mai 2017. [Lire le diaporama].

Emeric Henry. « Face au FN, la vérité reste impuissante« . Tribune au Monde du 5 Mai 2017.

Jean-Noël Kapferer. « Le démenti de la rumeur » in Rumeurs : le plus vieux média du monde. Seuil, 1987.

 

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