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Le complotisme au temps du corona

Menée par des chercheurs en informatique et en folklore de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), l’étude « Conspiracy in the Time of Corona » analyse un vaste ensemble de messages Reddit et 4chan ainsi qu’un corpus d’articles de presse publiés pendant la crise du coronavirus. Elle tente de comprendre pourquoi les théories du complot fleurissent dans les périodes de crises sanitaires, et quels sont les cadres narratifs et les mécanismes qui sous-tendent leur élaboration sur les réseaux sociaux.

Un contexte propice aux théories du complot ?

La crise que nous traversons est exceptionnelle à plus d’un titre. Son importance est mondiale, et a conduit les États à prendre des mesures sans précédent. Du seul point de vue médiatique l’épidémie a phagocyté, sur plusieurs semaines, toute autre actualité. Une étude de l’INA révélait ainsi, fin mars, que sur la semaine du 16 au 22 mars 74,9 % du temps d’antenne des chaînes françaises d’information en continu était consacré au coronavirus, publicité comprise.

Malgré cette abondance, l’information sur le coronavirus reste incertaine. Les soignants sont en présence d’une maladie nouvelle, qu’ils apprennent à traiter au jour le jour, observant parfois de nouveaux symptômes. Les différences entre pays (densité de population, pyramide des âges, niveau socio-économique …) autant que nos connaissances de l’épidémie rendent difficile la comparaison entre les différentes approches possibles pour gérer la crise. L’assurance d’un professeur Raoult sur la fin de la crise et nos capacités à guérir le covid séduit le grand public et une partie de la presse, en quête d’informations claires et rassurantes. Mais la réalité des modèles épidémiologiques, qui prédisent différents scénarios, dont la fameuse « deuxième vague », des études et essais cliniques écartent toute prévision claire ou solution au stade où nous en sommes. Un contexte qui pourrait être favorable aux explications informelles, indiquent Shadi Shahsavari, Pavan Holur, Timothy R. Tangherlini et Vwani Roychowdhury :

« Le manque d’information faisant autorité sur la pandémie de Covid-19 a permis aux gens de fournir des explications variées sur sa provenance, sa pathologie, et les réponses tant médicales que sociales qu’il faudrait y apporter. Ces conversations ne sont pas circonscrites à des espaces isolés, mais traversent les médias sociaux et entrent en interaction avec les informations sur la pandémie en cours publiées par les médias. Les journalistes sont, par ailleurs, pleinement conscients de ces conversations sur les réseaux sociaux. »

Parmi ces explications, les théories du complot apparaissent comme des récits « clé en main » susceptibles de répondre à nos questionnements sur l’origine du virus ou les motivations qui sous-tendent les actions des gouvernements face à la crise. Elles ne sont effectivement jamais créées de toutes pièces, mais reposent sur des schémas narratifs, des cadres conceptuels (l’idée que se font leurs auteurs du monde) pré-existants, ainsi que sur un réservoir d’histoires recyclées dans le cadre d’un nouveau récit, en interaction avec l’actualité du moment. Certains motifs des théories du complot sur le coronavirus se retrouvent d’ailleurs dans les récits qui ont accompagné d’autres épidémies. C’est le cas du virus comme arme biologique au moment de l’épidémie de grippe H1N1 de 2009, évoquée à l’époque avec humour par Mathieu Vidberg :

Le H1N1, une attaque biologique ? par Martin Vidberg (2009) sur L’actu en patates.

« Pris ensemble, ces trois éléments (une vision du monde partagée, un réservoir d’histoire existantes et une compréhension partagée de la structure à donner à un récit) permet aux gens de générer facilement des récits acceptés par leur groupe de référence, et d’essayer de convaincre les autres de voir le monde tel qu’ils le voient eux. »

Méthodologie de l’étude

Les auteurs de « Conspiracy in the Time of Corona » ont, à ce titre, analysé un corpus constitué de plusieurs dizaines milliers de messages publiés sur Reddit et 4chan, deux forums connus pour être un lieu d’émergence des théories complotistes, entre le 28 mars et le 17 avril 2020. Un deuxième corpus, constitué d’articles publiés dans les médias traditionnels sur la période du 1e janvier au 14 avril 2020, a été ajouté à leur analyse. Ils expliquent :

Nous inspirant des travaux d’Algirdas Greimas (1966) sur la narratologie et de ceux de Joshua Waletzky et William Labov (Labov et al 1967) sur le discours social, nous avons créé un outil d’analyse automatique qui fait ressortir les cadres narratifs qui sous-tendent des champs de connaissance ; dans notre cas ceux liés à la pandémie. Nous empruntons également à la célèbre définition donnée par George Boole (1854) d’un domaine du discours, à l’intérieur duquel il existe des limites constamment renégociées sur ce qui peut être dit. Nous conceptualisons le cadre narratif comme un réseau composé d’actants (personnes, organisations, lieux, choses) et de relations entre actants, activés dans toutes les narrations liées à la pandémie, qu’il s’agisse d’un article de presse ou d’une anecdote informelle. Dans ce modèle de narration, les individus activent un sous-ensemble limité d’actants et de relations entre actants qui constituent un domaine du discours (Tangherlini et al 2016, 2020)

De la 5G à Bill Gates : quelques théories centrales

Grâce au traitement automatique de données, les chercheurs ont pu isoler les cadres narratifs qui sous-tendent la création de théories du complot ainsi que la « mécanique » de cette création. Certaines théories occupent une place centrale dans leur corpus :

Le lien entre développement de la 5G et du coronavirus : « Dans cette théorie du complot, les radiations émanant des réseaux d’antennes 5G, utilisant un équipement chinois et dans un contexte de guerre commerciale avec les USA, permettent au virus, possiblement développé comme arme biologique par un laboratoire de Wuhan, de se répandre sans entraves avec des effets dévastateurs sur les communautés humaines. »

Le virus fabriqué en laboratoire et libéré volontairement ou involontairement : Cette théorie a eu un certain écho en France en étant notamment reprise par le professeur Montagnier, prix Nobel de médecine en 2008. Elle est connectée à de nombreuses autres théories, dont la précédente, et est construite à partir de nombreux arguments : du « brevet » brandi par Cat Antonio dans une vidéo virale en mars 2020 à l’étude erronée publiée par une équipe de chercheurs indiens.

Le virus comme « hoax » : Plus spécifiquement états-unienne, cette autre théorie affirme que l’épidémie est un hoax, et que le virus ne provoque rien de plus que des symptômes modérés. Elle a été approuvée à ses débuts par Donald Trump, comme l’explique The Atlantic. Le président américain a effectivement qualifié le coronavirus de « ‘dernier hoax’ démocrate » avant de prendre la menace plus au sérieux à partir de la mi-mars. Il n’a toutefois jamais explicitement condamné les partisans de cette théorie. Certains, comme l’éditorialiste Rush Limbaugh, suggèrent « que les services de santé publique sont des agents de l’État profond (deep state) et ne seraient pas de vrais experts de santé. » Cette théorie a donné lieu au mouvement « Film your hospital » dans lequel les citoyens américains ont été encouragés à filmer l’entrée des hôpitaux pour prouver que ces derniers n’accueillaient pas de patients covid. En France, certains discours minimisent l’ampleur de l’épidémie, à l’aide notamment de graphiques publiés sur les réseaux sociaux comparant la menace du Covid à d’autres causes de mortalité. Mais la théorie semble avoir moins d’ampleur.

Bill Gates et sa fondation comme acteurs centraux d’une conspiration impliquant vaccination et surveillance à l’échelle mondiale. « Dans les forums de discussions, des images suggèrent que Gates souhaiterait marquer la population à l’aide de tatouages quantiques dans le cadre d’un projet de surveillance globale, prenant pour prétexte une campagne de vaccination contre le coronavirus. »

Formation & transformation des théories complotistes

La théorie sur la 5G est un bel exemple de la capacité des théories complotistes à former un récit unifié à partir de deux séquences d’événements séparées, à savoir le déploiement de la 5G et une pandémie. Les publications analysées par les auteurs de « Conspiracy in the Time of Corona » font ressortir cinq phénomènes tout aussi caractéristiques des théories complotistes, et qui nous éclairent sur les mécanismes de leur création.

En premier lieu, l’intégration de la pandémie dans des théories pré-existantes est parfaitement illustrée par les publications de la communauté conspirationniste Q-Anon. Les théoriciens de Q-Anon croient effectivement au complot d’un Etat profond, rassemblant des acteurs comme la CIA, le parti démocrate, etc et responsable de crimes atroces incluant la pédophilie et le satanisme. Cet État existerait de façon cachée, et en parallèle de la Présidence de Donald Trump, cette dernière cherchant à le démanteler.

Comme l’explique Marc André Argentino, deux narrations successives ont intégré le Covid-19 à Q-Anon : d’abord, l’épidémie était présentée comme un hoax émanant de l’État profond dans le but de saboter les chances de ré-élection de Donald Trump en torpillant l’économie américaine. Puis, lorsque l’OMS a classé le Covid-19 comme pandémie, les membres de Q-Anon ont élaboré un deuxième récit où le Covid-19 était cette fois destiné à couvrir les agissements de Donald Trump, qui chercherait à défaire l’État profond au terme d’une purge spectaculaire.

Les chercheurs ont également observé l’émergence de nouvelles théories, comme celle liant le développement de la 5G au coronavirus. Ou encore l’alignement d’un nombre varié de théories existantes pour en former de plus grandes, comme celle sur la création d’un dispositif de surveillance mondiale par Bill Gates, déguisé en opération de vaccination, et qui s’aligne à certaines théories des mouvements antivax. Une théorie du complot peut également être absorbée par une théorie existante ou émergente, ou grossir au point de devenir à son tour une théorie qui en englobe d’autres.

Les auteurs constatent enfin un cinquième phénomène : l’interaction des théories du complot avec certains faits d’actualité. Un fait réel et rapporté par les médias, comme l’installation d’un hôpital de campagne à Central Park, peut ainsi être intégré à une théorie existante. Pour les théoriciens de Q-Anon, les tentes de cet hôpital serviraient ainsi à accueillir des enfants retrouvés entassés dans un tunnel, et exploités dans le cadre de trafics sexuels par Bill et Hilary Clinton. Cette opération de sauvetage rejoindrait celle, plus vaste, opérée par le Président Trump pour défaire l’État profond.

Des récits en concurrence

Les théories du complot peuvent interagir les unes avec les autres, suivant les modalités que nous venons de décrire. Elles peuvent se juxtaposer, être intégrées à d’autres théories, etc. Elle ne forment toutefois pas un récit unifié, mais plutôt des récits en concurrence sur le marché de l’information. Ces récits, qui peuvent se contredire, tenter d’en absorber d’autres ou essayer de convaincre l’internaute qu’ils sont le seul à détenir la vérité, peuvent être vus comme autant de tentatives « pour parvenir à une interprétation satisfaisante de l’événement », si l’on reprend une des définitions de la rumeur exposée par Jean-Noël Kapferer (1987). Ils s’appuient pour cela sur un réservoir de récits existant, et reflètent la vision du monde de ceux qui les propagent. Cette vision du monde guide, d’ailleurs, la sélection et l’interprétation des faits sur lesquels s’appuient ces récits explicatifs.

Si le contexte de l’épidémie favorise les théories du complot, ces dernières s’insèrent dans un contexte plus large : crise de confiance à l’égard des institutions démocratiques, à l’exception notable des hôpitaux ou de certains acteurs de proximité comme les maires pour la France, mais également processus de polarisation politique (Benkler et al, 2018), notamment aux Etats-Unis. Comme l’expliquent Joseph E. Uscinski et Adam E. Enders :

Dit simplement, les gens ont naturellement tendance à croire que leur groupe représente le vrai et le bien, et que les autres groupes sont dangereux, sournois ou dans le faux. Ils ont […] tendance à observer la politique à partir de leur seul point de vue idéologique […] Cette dynamique explique pourquoi certains républicains croient qu’Obama a trafiqué son extrait de naissance ou que Clinton a secrètement vendu de l’uranium aux Russes, tout comme elle explique le fait que les démocrates croient que Trump est un agent russe.

Nous remercions Véronique Campion-Vincent pour sa documentation et sa relecture.

Œuvres citées :

Argentino, Marc-André. « QAnon Conspiracy Theories about the Coronavirus Pandemic Are a Public Health Threat ». The Conversation. Consulté le 25 mai 2020. http://theconversation.com/qanon-conspiracy-theories-about-the-coronavirus-pandemic-are-a-public-health-threat-135515.

Benkler, Yochai, Robert Faris, et Hal Roberts. 2018. Network Propaganda: Manipulation, Disinformation, and Radicalization in American Politics. New York, NY: OUP USA.

Boole, George. 2009. An Investigation of the Laws of Thought: On Which Are Founded the Mathematical Theories of Logic and Probabilities. Cambridge Library Collection – Mathematics. Cambridge: Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/CBO9780511693090.

Enders, Joseph E. Uscinski, Adam M. 2020. « The Coronavirus Conspiracy Boom ». The Atlantic. 30 avril 2020. https://www.theatlantic.com/health/archive/2020/04/what-can-coronavirus-tell-us-about-conspiracy-theories/610894/.

Greimas, Algirdas Julien. 1966. « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique ». Communications 8 (1): 28‑59. https://doi.org/10.3406/comm.1966.1114.

Kapferer, Jean-noel. 2010. Rumeurs. Le plus vieux média du monde. Paris: Points.

Labov, W. Waletsky, and Joshua Waletzky. Narrative Analysis: Oral Versions of Personal Experience. Essays onthe Verbal and Visual Arts, Seattle 12 (1967): 44.

Shahsavari, Shadi, Pavan Holur, Timothy R. Tangherlini, et Vwani Roychowdhury. 2020. « Conspiracy in the Time of Corona: Automatic detection of Covid-19 Conspiracy Theories in Social Media and the News ». arXiv:2004.13783 [cs], avril. http://arxiv.org/abs/2004.13783.

Tangherlini, Timothy R, Vwani Roychowdhury, Beth Glenn, Catherine M Crespi, Roja Bandari, Akshay Wadia,Misagh Falahi, Ehsan Ebrahimzadeh, and Roshan Bastani. JMIR public health and surveillance 2, no. 2 (2016):e166

Tangherlini, Timothy R, Shadi Shahsavari, Behnam Shahbazi, Ehsan Ebrahimzadeh, and Vwani Roychowdhury. An automated pipeline for the discovery of conspiracy and consp racy theory narrative frameworks: Bridgegate, Pizzagate and storytelling on the web. Under consideration. 2020

« ÉTUDE. Information à la télé et coronavirus : l’INA a mesuré le temps d’antenne historique consacré au Covid-19 ». s. d. La Revue des Médias. Consulté le 26 mai 2020. http://larevuedesmedias.ina.fr/etude-coronavirus-covid19-temps-antenne-information.

« Le Baromètre de la confiance politique | Sciences Po CEVIPOF ». 2018. 5 avril 2018. http://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/le-barometre-de-la-confiance-politique.

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