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Rumeurs & Légendes urbaines

L’homme au crapaud

Légendes urbaines & croyances sur les reptiles & amphibiens, épisode 2. L’histoire de « L’homme au crapaud » apparaît dans plusieurs textes du XIIIe siècle où elle est présentée comme un « fait-divers ». Elle met en scène un fils ingrat qui récupère la fortune de son père et pousse ce dernier dans la pauvreté. Il sera puni le jour où le succulent repas qu’il s’apprêtait à dévorer, et qu’il cache aux yeux de son père, se transforme en un crapaud qui lui saute au visage pour y rester cramponné, sans que rien ni personne ne puisse l’en détacher. Comme la plupart des exempla, ces anecdotes à la fois croustillantes et édifiantes que les prédicateurs médiévaux inséraient dans leurs sermons, « L’homme au crapaud » partage des similitudes avec les légendes urbaines. Celles-ci visibles dans la forme mais également dans la dimension morale des récits.

De l’exemplum médiéval …

Les premières versions de « L’homme au crapaud » ont été publiés entre 1218 et 1267. Au nombre de 6, elles font l’objet d’une étude complète de l’historien Jacques Berlioz (1990). Elles racontent les aventures d’un fils ingrat qui convint son père de lui donner tout son argent pour faire un beau mariage puis le laisse dans la pauvreté. Un jour, le fils est attablé devant un beau repas : oie, poulet ou chapon. Lorsque son père (parfois accompagné de son épouse) frappe à la porte, il s’empresse de cacher la pièce de viande et attend son départ pour aller la rechercher. Il constate alors que le repas s’est changé en un crapaud ou un serpent qui lui saute au visage et reste ainsi agrippé.

Dans certaines versions, le fils parvient à se débarrasser de l’animal après s’être repenti. Thomas de Cantimpré (1201-1270) a ainsi « appris plus tard […] qu[e le fils] avait été libéré par les prières de quelques saints et que le monstre atroce avait disparu tout à coup. » Avant cette délivrance, le jeune homme a dû parcourir les villes de Normandie et de Gaule, sur ordre de l’évêque, pour raconter son histoire et dissuader les fils de maltraiter leurs pères. Chez saint Bonaventure (1221-1274) le crapaud reste, au contraire, à jamais cramponné au visage du fils ingrat qui meurt d’une mauvaise mort. Dans le récit publié dans L’échelle du Ciel par Jean Gobi Le Jeune, le crapaud entre dans les viscères du fils et le conduit de village en village ; on ne saura pas si le jeune homme parvient à s’en délivrer. La plupart des versions insistent sur la mauvaise influence de la femme du protagoniste, qui déteste le père et convainc le fils de le chasser de la maison (saint Bonaventure), ou suggère de loger le vieil homme dans une misérable cabane (Thomas de Cantimpré).

Les exempla (pluriel : exempla ; singulier : exemplum) sont des récits courts que les prédicateurs du Moyen-âge inséraient dans leur sermon pour illustrer un point de morale de manière concrète. Effectivement, à la fin du XIIe siècle, « l’Église doit s’adapter aux transformations de la société. Face au déferlement de l’hérésie, au développement des villes, à l’essor économique, à l’accroissement démographique, une solution : une nouvelle prédication », observe Jacques Berlioz (1980). Les nouveaux prédicateur étant essentiellement « les Dominicains et les Franciscains qui répandent la Parole par l’exemple … et par les exempla. » Dès le XIIIe siècle, « on voit apparaître des recueils composés pour servir de mines aux prédicateurs, et dont la popularité ne se démentira pas », explique le professeur de littérature médiévale Jean-Pierre Bordier. Les exempla qui les composent proviennent de sources diverses : Bible, vies de saints, chroniques, folklore etc.

… au conte moderne

La diffusion de « L’homme au crapaud » ne se limite pas au Moyen Âge. L’exemplum apparaît effectivement dans un bref conte des frères Grimm. D’après Jacques Berlioz, il s’agirait là d’un emprunt au Schimpf und Ernst de l’Alsacien Johannes Pauli (1455-1530).

Illustration pour « Le fils ingrat », conte des Frères Grimm paru dans les Contes choisis des frères Grimm. Traduction par Frédéric Baudry. L. Hachette, 1864 (p. 74-75). Lire le conte.

Une version très proche de celle de Thomas de Cantimpré a également été publiée dans un recueil récent de contes et légendes de Franche-Comté par Gabriel Gavrier (1984) ; le récit est localisé dans les environs de Clerval, commune du Doubs.

La version la plus intéressante de notre exemplum a toutefois été publiée par François-Marie Luzel dans les Légendes chrétiennes de la Basse Bretagne (1881). Le récit, collecté auprès d’une fileuse de Pluzanet en 1872, est effectivement plus détaillé et éloigné de l’exemplum médiéval que les contes récoltés par Gabriel Gravier et les frères Grimm. Il décrit un fils attiré par une vie de plaisir et de voyages. Délaissant le travail des champs, il vit sur les rentes de ses parents. A cours d’argent, il solde petit à petit leur patrimoine et les contraint à vivre dans la pauvreté. Un jour, il décide d’organiser un grand repas, oubliant d’inviter ses parents. Lorsque ces derniers rejoignent la fête, ils sont congédiés par leur fils. Le repas se change alors en un crapaud qui saute au visage du jeune homme. Il parvient toutefois à s’en débarrasser en allant rendre visite au pape à Rome, qui lui demande de faire le chemin retour à pied et sans ressources et d’aller implorer le pardon de ses parents. Ce conte breton peut-être vu comme une réactualisation de l’exemplum original. Elle développe effectivement la thématique des affaires d’argent, chère à la littérature du XIXe. Mais revenons au récit médiéval.

Une histoire édifiante, racontée comme vraie

Pour Jacques Berlioz (1990), l’exemplum de « L’homme au crapaud » est apparu au XIIIe dans un contexte de transformation de la structure familiale, qui voit « l’épanouissement de la cellule conjugale aux dépens de la famille patriarcale. Celle-ci (dite aussi « élargie » ou communautaire) qui s’imposa durant le haut Moyen Age donnait un rôle strict à chacun et assurait ainsi l’entretien et la survie des aïeux. A partir du XIe siècle, les liens se relâchèrent entre les membres du groupe, l’autorité du père s’affaiblit. Dès lors une partie des enfants adultes quitta la maison, et ceux qui restaient devaient cohabiter avec les vieillards, considérés désormais comme supplément plus ou moins parasitaire et non plus comme partie intégrante du noyau familial. Le vieux père, bouche inutile, était souvent méprisé et rudement traité, même s’il restait théoriquement le chef de famille. Les vieillards abandonnés constituèrent d’ailleurs un gros bataillon parmi les indigents du Moyen Age errant de village en village. » Face aux conséquences de cette transformation, « l’Église ne pouvait que réagir et appeler – sans doute désespérément – au message moral, à la piété filiale. Et ce, en grande partie par le biais de la prédication, et des exempla. »

Dans « L’homme au crapaud » les démérites du fils ingrat, et son éventuel repentir, sont directement punis ou récompensés par une sorte de justice immanente. Ce phénomène n’est pas sans rappeler celui à l’œuvre dans de nombreuses légendes urbaines. Dans celles mettant en scène les fantaisies sexuelles d’anonymes, les actes qui s’écartent d’une vision très « classique » et conservatrice de la sexualité sont, par exemple, automatiquement punis (souvent par la honte publique ou la mort). La femme qui trompe son mari dans « La crampe vaginale » se trouve, ainsi, « collée » à son amant et les deux protagonistes doivent être sortis de l’appartement sur un brancard par les secours (Campion-Vincent & Renard, 2002) !

Pour provoquer l’adhésion de leur auditoire, exempla et légendes urbaines recourent, par ailleurs, aux mêmes mécanismes : se présenter comme vrais et multiplier les « effets de réel ». Saint Bonaventure (1221-1274) rapporte ainsi avoir « [lui-même] vu celui qui connût celui à qui cela arriva. » Quant à Thomas de Cantimpré, il donne l’explication suivante : « Cet homme qui circulait […], frère Jean de Grandpont de l’ordre des [frères] Prêcheurs, comme il l’a rapporté lui-même, l’a vu dans sa jeunesse à Paris, en parler ouvertement à tous et montrer combien il souffrait depuis plusieurs années pour n’avoir point honoré ses parents et combien il souffrait par la volonté de Dieu. » Ces formules ne sont pas sans rappeler le célèbre « c’est arrivé à l’ami d’un ami » des légendes urbaines. Les indications spatio-temporelles permettent également d’ancrer le récit dans la réalité.

Dans les légendes urbaines, la morale n’est pas directement formulée dans le récit. Elle semble toutefois « surgir naturellement, évidemment, du récit ou de l’anecdote présentée comme authentique » observe Véronique Campion-Vincent (1989). La morale des exempla était, quant à elle, « explicitement tirée [du] court récit » par le prédicateur lors de son sermon. Cette morale explicite s’observe, aujourd’hui, dans les glurges, ces récits optimistes et édifiants qui circulent sous forme de « panneaux » Facebook et de diaporamas et se concluent sur une morale enjoignant, souvent, à prendre conscience de la brièveté et de la beauté de la vie (Campion-Vincent & Renard, 2014).

Symbolique du crapaud et thématiques du récit

Comme le souligne Véronique Campion-Vincent (1976), les légendes urbaines ne se réfèrent pas au merveilleux mais se conforment au fait-divers. Elles sont effectivement destinées à être crues. L’irruption du surnaturel dans « L’homme au crapaud » peut, à ce titre, surprendre l’individu d’aujourd’hui. D’après Jacques Berlioz, « l’aspect surnaturel du phénomène n’est [toutefois] aucunement un obstacle à sa véracité » pour l’individu du Moyen Âge (1990). L’irruption du merveilleux dans le quotidien se fait sans heurt.

L’intervention du crapaud comme instrument de la justice divine dans « L’homme au crapaud » n’est, par ailleurs, pas due au hasard si l’on se réfère à sa symbolique au Moyen Âge. Le crapaud, animal aux traits diaboliques, est alors considéré comme l’un des plus laids de la création. Il est couramment employé pour « supplicier les hommes avides d’argent, de pouvoir et de sexe. Car orgueil, avarice et luxure participent bien d’une même avidité (en latin gula) » (1999).

On croyait effectivement au Moyen Âge que cet amphibien se nourrissait de terre, mesurée chaque matin entre ses pattes. Et ce geste était comparé à celui de l’usurier, qui serre ses biens entre ses mains. D’après Aurélie Berna, herpétologue chargée d’études à l’association Bufo, ces comportements (manger de la terre ou serrer de la terre entre ses pattes) n’ont jamais été observés chez les crapauds en France. Elle note toutefois que le Pélobate brun, par exemple, « possède des couteaux à l’arrière des pattes qui lui permettent de s’enterrer. Ses mouvements pourraient rappeler l’image d’un crapaud qui récupère de la terre. » La croyance pourrait également venir, d’une manière plus générale, de la forme arquée des courtes pattes des crapauds, qui préfèrent marcher que sauter et se tiennent proche du sol … Mais il ne s’agit là que de suppositions.

Pelobate brun (Pelobates fuscus). Cette espèce possède « des couteaux à l’arrière des pattes qui lui permettent de s’enterrer. Ses mouvements pourraient rappeler l’image d’un crapaud qui récupère de la terre. » d’après Aurélie Berna, herpétologue.
Image : Christian Fischer, Wikipédia.

Le motif de la transformation de la nourriture en animal maléfique se retrouve, quant à lui, dans un récit de la Chronique d’Otton (1209-1210) où un usurier, désireux de se repentir, invite un prêtre à manger (Berlioz, 1990). « Mais, entre les mains de son cuisinier, tous les ingrédients se transformèrent en grenouilles ou en serpents. » Il se repent et distribue ses richesses ; cependant, un ami lui fait remarquer que vingt mesures de blés ont été oubliées, entreposées dans une grange. « Le riche, le prêtre et une foule d’amis, de clercs et de gens s’y dirigèrent et la trouvèrent remplie de crapauds et de serpents ! Le prêtre demanda alors à l’usurier d’entrer nu dans la grange, afin d’obtenir la vie éternelle. » Le lendemain, on n’y trouve « que des os humains plus blancs que neige ». L’usurier repenti finit par être enterré dans un endroit honnête.

Enfin, le thème de l’animal-crampon est courant au Moyen Äge, souligne Jacques Berlioz (1989). Dans les Balivernes des courtisans de Gautier Map (~1140-1208), un lézard s’attache, par exemple, à l’épaule d’un chevalier qui ne craint pas Dieu et vit dans le péché. L’homme confie son malheur à Pierre II de Tarentaise. « Celui-ci entendit sa confession et lui fixa une pénitence ; et quand l’homme eut achevé sa pénitence, il fut libéré. »

 

L’exemplum de « L’homme au crapaud » partage avec les légendes urbaines la brièveté du récit et les nombreux effets de réel. Véronique Campion-Vincent soulignait, dès 1989, la proximité entre ces deux genres, qui partagent le même usage de la métaphore et de la métonymie pour exprimer une morale implicite (et explicitée par les prédicateurs pour le cas des exempla). Les détails des exempla donnent, enfin, des indications précieuses sur la vie quotidienne, sociale et familiale des femmes et des hommes de son époque, et sur les inquiétudes de l’Église face aux transformations de la société. Cette crainte du changement est également présente dans de nombreuses légendes urbaines qui illustrent, par exemple, les conséquences négatives de la prise en charge de fonctions autrefois dévolues à la famille (préparation des repas, garde des enfants …) par des inconnus (cantines scolaires, chaînes de restaurations, services de garde …).

 

Épisode précédent : Le serpent qui mesurait sa maîtresse (légende urbaine).

 

Œuvres citées :

Berlioz, Jacques. 1990. « L’homme au crapaud : genèse d’un exemplum médiéval ». In Tradition et Histoire dans la culture populaire. Documents d’ethnologie régionale. Grenoble, Musée Dauphinois (21-21 janvier 1989).

———. 1999. « Le Crapaud, Animal Diabolique : Une Exemplaire Construction Médiévale ». L’animal Exemplaire Au Moyen Age (Ve-XVe Siècle). Sous La Direction de Jacques Berlioz et de Marie Anne Polo de Beaulieu, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 267-288. Consulté le 6 juin 2020a. https://www.academia.edu/2927431/_Le_crapaud_animal_diabolique_une_exemplaire_construction_m%C3%A9di%C3%A9vale_.

———. 1993. « Le Crapaud et Le Prédicateur ». La Gourmandise. Délices d’un Péché, Autrement, N° 140, Novembre 1993 (Série Mutations/Mangeurs), p. 31-34. Consulté le 6 juin 2020b. https://www.academia.edu/2919958/_Le_crapaud_et_le_pr%C3%A9dicateur_.

———. 1989. « « L’homme Au Lézard. Une Légende Bourguignonne Du XIIe Siècle [Gautier Map, De Nugis Curialium, II, 5] » ». Pays de Bourgogne, N° 146, Octobre 1989, 36e Année, p. 4-6. Consulté le 6 juin 2020c. https://www.academia.edu/2763013/_Lhomme_au_l%C3%A9zard._Une_l%C3%A9gende_bourguignonne_du_XIIe_si%C3%A8cle_Gautier_Map_De_Nugis_curialium_II_5_.

BORDIER, Jean-Pierre. s. d. « EXEMPLUM ». In . Encyclopædia Universalis. Consulté le 16 juin 2020. http://www.universalis-edu.com.acces-distant.bnu.fr/encyclopedie/exemplum/.

Campion-Vincent, Véronique. 1976. « Les histoires exemplaires ». Contrepoint, no 22‑23: 217‑32.

Campion-Vincent, Véronique. 1989. « Complots et avertissements: légendes urbaines dans la ville ». Revue Française de Sociologie 30 (1): 91. https://doi.org/10.2307/3321426.

Campion-Vincent, Véronique et Jean-Bruno Renard. 2002. « Rumeurs et légendes sexuelles ». In De source sûre : nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, 217‑58. Payot.

Campion-Vincent, Véronique, et Jean-Bruno Renard. 2014. 100 % rumeurs : Codes cachés, objets piégés, aliments contaminés… La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes. Paris: Payot.

Gravier, Gabriel. 1985. « Le fils ingrat ». In Franche-Comté, pays des légendes (4). Légendes de l’arrondissement de Montbéliard (Doubs) et du Territoire de Belfort: Notices biographiques, bibliographie générale, index général. FeniXX.

Grimm, Jacob et Wilhelm. 1864. « Le fils ingrat ». In Contes choisis des frères Grimm, 74‑75. Paris: L. Hachette.

Luzel, François-Marie. 1888. « Le fils ingrat ». In Légendes chrétiennes de la Basse Bretagne. https://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9gendes_chr%C3%A9tiennes/Le_fils_ingrat.

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