Une entreprise de Singapour aurait licencié la moitié de ses employés à l’occasion d’un exercice d’évacuation … C’est du moins ce que pensait Sonia Kronlund, productrice de l’émission Les Pieds sur Terre (France Culture), qui raconte l’anecdote en introduction d’un épisode diffusé en 2018 et consacré aux « petits chefs » :
Il est 16 heures dans cette entreprise qui emploie 5000 personnes, lorsque l’alarme incendie retentit, forçant les employés à évacuer les lieux rapidement. Suivant la procédure habituelle, ils se retrouvent à l’extérieur du bâtiment et attendent sagement de pouvoir rentrer reprendre leurs tâches.
Une dizaine de minutes plus tard, voici ce qu’ils entendent à travers un haut-parleur […]
« Chers employés, c’est avec émotion que je vous annonce que pour beaucoup d’entre vous, c’était la dernière évacuation. A cause de la crise, nous devons nous séparer d’environ la moitié des effectifs. En rentrant, si votre badge ne fonctionne pas, c’est que vous faites partie de cette moitié et vos affaires vous seront renvoyées par courrier demain. Nous avons agi de la sorte pour éviter de remplir les boîtes aux lettres de mails d’adieux par milliers et aussi pour éviter des disputes dans les locaux.
Nous vous souhaitons une bonne poursuite de carrière.
S’il vous plaît, entrez et tentez votre chance. »
Elle reconnaît dans la foulée être tombée sur une légende urbaine, plausible mais factuellement fausse.
Une légende reprise par des journaux sérieux
Il faut dire que l’histoire est évoquée par des médias sérieux, comme les quotidiens québécois Le Devoir (2008) ou belge Le Soir (2010), mais aussi par des publications plus spécialisées. On la retrouve ainsi dans un ouvrage consacré à la mécanique des fermetures d’usines et des licenciements, écrit par le syndicaliste Denis Lenglet (2010). Ou encore sur des sites et revues destinés aux RH et managers (Les Affaires, 2003 ; site de l’Ordre québecois des conseillers en ressources humaines agréés, 2005 ; MesEmployés.com, 2020) qui rebondissent sur ce cas particulier pour dénoncer les pratiques inhumaines en matière de licenciement et envisager cet acte sous un angle éthique. Dans ce dernier ensemble de sources, l’incident n’a pas lieu à Singapour mais au Québec. Toutes citent par ailleurs le même article de la revue Effectif (2003). Le récit change peu, si ce n’est la conclusion :
Une fois l’évacuation complétée, [l’entreprise] n’a laissé rentrer que ceux qui conservaient leur emploi, les autres apprenant la nouvelle de leur renvoi sur le pas de la porte.
A préciser qu’aucun de ces médias ou publications n’apporte de source primaire à l’information (témoin, etc.) et aucun nom d’entreprise n’est cité.
A l’origine : une rumeur américaine ?
D’après Snopes (2009), cette légende serait apparue aux Etats-Unis en 1994. Elle se serait formée à partir d’une rumeur circulant, à l’époque, au sein d’une entreprise pétrolière américaine qui licenciait plusieurs milliers de salariés. D’après cette fausse rumeur, une des antennes de l’entreprise aurait fait évacuer les salariés pour n’autoriser que les personnes non-licenciées à revenir à l’intérieur du bâtiment. Les managers auraient agi par crainte d’actes de sabotage de la part d’employés licenciés.
Depuis, cette légende n’a cessé de circuler sous de multiples versions. On observe toutefois un nombre d’occurrences plus élevé en 2009. La plupart des publications de sites web, forums, blogs, etc. datent de cette année-là. Les réseaux sociaux étaient, à l’époque, balbutiants, et tout porte à croire qu’elle se soit répandue via des chaînes de mails aux Etats-Unis (Mikkelson, 2009) et en France.
Explosion de la légende pendant la crise de 2009
Cette année est, effectivement, marquée par la crise des subprimes qui entraîne une forte hausse du chômage et des plans de licenciements. Dans ce contexte, la légende paraît plausible, qu’elle désigne vaguement une “multinationale” ou une entreprise de Singapour, pays connu pour son dynamisme économique et une moindre protection des travailleurs.
Elle reflète, d’après Barbara Mikkelson, l’angoisse grandissante que de nombreux employés ressentent face à l’instabilité du marché du travail :
A mesure que les grandes enseignes se séparent d’une partie de leurs ressources humaines, même les employés avec le plus d’ancienneté s’inquiètent de ne pas pouvoir garder leurs emplois. Vont-il, un jour, arriver sur leur lieu de travail pour découvrir, sans signes avant-coureurs, qu’ils ont été licenciés ?
« Méfiez-vous de la prochaine alarme incendie… il y va de votre emploi !!! » alerte ainsi le site du Pôle de Renaissance Communiste en France (2009). Avant de préciser : « Avec les réserves d’usage ignorant dans quel journal a paru cette information ».
Violences managériales
Le succès de cette légende urbaine est dû, par ailleurs, aux pratiques managériales déshumanisantes ou infantilisantes de certaines grandes entreprises. Le sujet est fréquemment évoqué par des fictions, comme Cora dans la spirale de Vincent Message (2019) qui se passe dans le contexte de la crise des subprimes, mais aussi par les médias. Dans ces récits, le salarié n’est plus considéré comme un être humain mais comme un rouage ou une variable d’ajustement, par des entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits et optimiser à l’extrême leur organisation interne. Dans la légende de l’alarme incendie, l’entreprise cherche ainsi à évincer ses employés de la manière la plus optimale possible. L’évacuation est privilégiée car elle permet d’éviter « de remplir les boîtes aux lettres de mails d’adieux par milliers ».
Pour autant, cette histoire est-elle plausible ?
Cadre juridique
D’un point de vue légal, elle décrit un licenciement économique de masse, souvent encadré de manière plus stricte qu’un licenciement normal. Pour les entreprises de plus de 100 salariés, un délai de 60 jours est, par exemple, imposé aux États-Unis entre l’information des employés et le plan de licenciement, même si de nombreuses exceptions existent. En France, les conditions sont plus restrictives. A Singapour, il n’existe pas de texte contraignant. Seul un ensemble de recommandations, signées par le ministère du Travail, les syndicats de salariés et représentants des entreprises du pays, encourage les employeurs à informer, par exemple, les salariés bien au-delà de la durée légale d’un préavis de licenciement, qui varie à Singapour de 1 jour à 4 semaines suivant l’ancienneté des salariés (TAFEP, 2020).
Au-delà des contraintes légales, ces licenciements de masse ont mauvaise presse. Certaines entreprises cherchent d’ailleurs à les éviter en agissant de manière plus insidieuse. Plutôt que de congédier un grand nombre de collaborateurs en une seule fois, elles licencient « au fil de l’eau », explique Didier Bille, célèbre « sniper des RH » repenti interviewé par Les Pieds sur Terre. Des objectifs mensuels ou annuels sont ainsi fixés et les managers sont encouragés à classer leurs salariés, avec un pourcentage obligatoire de « moins bons » ; autrement dit d’individus licenciables. Après avoir déterminé la « cible », il s’agit de fournir « l’argument », au besoin en montant en épingle des faits futiles pour pouvoir mettre les salariés les plus réticents en tort. Dans ce processus, l’argent joue le rôle d’un anesthésiant : la plupart des individus licenciés préfèrent l’accepter que s’engager dans un long procès aux prud’hommes en vue d’être indemnisés. Une mécanique plus complexe que celle de notre légende urbaine mais non moins violente.
Image à la Une : Kurt Bauschardt, Exit Purple (source : FlickR).
Sources
« Fire Alarm Signals Time on Robbs ». 2007, 4 mai 2007. http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/6624343.stm.
France Culture. 2020. « Didier Bille, le sniper des RH ». Les Pieds sur Terre. Consulté le 13 avril 2021a. https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/didier-bille-le-sniper-des-rh-0.
———. 2018. « Petits chefs 1/2 : les repentis ». Les Pieds sur Terre. Consulté le 13 avril 2021b. https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/petits-chefs-12-les-repentis.
« Licenciement économique : information et consultation obligatoires ». s. d. Consulté le 13 avril 2021. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F13482.
Mikkelson, Barbara. 2009. « Fire Drill Layoff ». Snopes.Com. 2009. https://www.snopes.com/fact-check/the-fired-drill/.
« Tripartite Alliance for Fair & Progressive Employment Practices (TAFEP) ». 2020. Consulté le 13 avril 2021. http://www.tal.sg/tafep.
« Worker Adjustment and Retraining Notification Act of 1988 ». 2021. In Wikipedia. https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Worker_Adjustment_and_Retraining_Notification_Act_of_1988&oldid=1010081349.
Occurrences de la légende
Bob, Silent. 2009. « Comment éviter les grèves et autres bonbonnes de gaz ». Tranches du Net. 3 août 2009. http://www.tranchesdunet.com/comment-eviter-les-greves-et-autres-bonbonnes-de-gaz/.
Langlet, Denis. 2010. L’économie en ruine: La finance et la fin d’une histoire. Paris: Editions L’Harmattan.
Le Devoir. 2008. « Vers une éthique des licenciements collectifs », 23 décembre 2008.
Les Affaires. 2003. « Congédier en respectant la dignité de l’employé », 23 août 2003.
« Méfiez-vous de la prochaine alarme incendie… il y va de votre emploi !!! » 2009. INITIATIVE COMMUNISTE (blog). 22 juin 2009. https://www.initiative-communiste.fr/archive/mefiez-vous-de-la-prochaine-alarme-incendie/.
« Tendances – Quand les entreprises se protègent… ». s. d. CRHA. Consulté le 13 avril 2021. https://ordrecrha.org/fr-CA/ressources/TBD/2005/08/tendances-quand-les-entreprises-se-protegent/.
« Terminaison d’emploi et meilleures pratiques pour préserver la dignité de l’employé ». 2020. Mes Employés. 23 juillet 2020. https://mesemployes.com/terminaison-demploi-et-meilleures-pratiques-pour-preserver-la-dignite-de-lemploye.
« Virés en direct à la télé et autres licenciements scandaleux ». s. d. Le Soir. Consulté le 13 avril 2021. https://references.lesoir.be/article/virés-en-direct-à-la-télé-et-autres-licenciements-scandaleux/.