Un jour d’avril 1895, M. Mayer fît une découverte étrange : dix rongeurs aux queues nouées, piégés dans la glace, au fond d’une grange de Dellfeld (Allemagne). Intrigué, il envoya le spécimen au Musée Zoologique de Strasbourg. Bien lui en avait pris : l’homme venait de tomber face au roi-de-rats ; un phénomène rarement observé en Europe et dans le Monde.
Roi-de-rats, roi du peuple rat ? Curiosité scientifique ou canular ? Nous avons mené l’enquête à l’occasion de « Laboratoire d’Europe. Strasbourg, 1880-1930 ». Lors de ce cycle d’expositions les visiteurs du Musée zoologique pourront exceptionnellement admirer la créature, qui trotte de creepypastas en contes tout en gardant intacte sa mystérieuse aura.
Un « messager terrible », le roi-de-rats de 1683
En 1683, nous dit Seyboth dans son Strasbourg historique et pittoresque (1870), « l’on avait découvert dans la cave de l’Ammeister [située dans la Grand’rue, nda] un groupe de six rats dont les queues étaient inextricablement enchevêtrées les unes dans les autres. Le hideux phénomène, disposé en rose-des-vents, fût apporté vivant à l’Hôtel de Ville et eût l’honneur d’une reproduction par la gravure ».
La gravure en question est accompagnée d’une légende en allemand comportant des réflexions religieuses et morales sur les péchés des Hommes d’après Le Magasin pittoresque de 1854. Dieu s’exprimerait auprès de ses ouailles par l’intermédiaire de « messagers terribles et d’événements miraculeux ». Le roi-de-rats avertirait les strasbourgeois, suppose le texte, « de projets insensés que des chrétiens formeraient contre d’autres chrétiens ». Il se conclut par une prière à Dieu de préserver les chrétiens des méchants projets formés contre eux.
Il est probable, selon Le Magasin pittoresque, que la légende de la gravure fasse référence à la prise de Strasbourg par Louis XIV deux ans plus tôt. En ces temps reculés trouver un roi-de-rats était interprété comme un mauvais signe. Il annonçait notamment des épidémies.
Rattenkönig, un phénomène connu depuis le Moyen-âge
Les quelques dizaines de roi-de-rats aujourd’hui conservés par les musées datent des XIXe et XXe siècles. On trouve cependant trace du phénomène depuis la fin du Moyen-âge ; dans des gravures, des tableaux, des écrits, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
L’expression en elle-même, roi-de-rats, vient de l’allemand Rattenkönig. Elle est attestée depuis le XVIe siècle. Elle pourrait cependant être plus ancienne. Les Dr. Becker et Kemper, auteurs de la monographie Der Rattenkönig (1964), mettent en avant son utilisation par Martin Luther (1483 – 1546). Le père du protestantisme l’utilisa dans un écrit de 1524 pour qualifier le pape, en tant qu’individu vivant au crochet des autres. Dans l’Historia Animalum de Gesner (1551 – 1558) le roi des rats désigne, par ailleurs, un rat nourrit par d’autres rats dans son grand-âge.
D’après le Dr. Aldred Reh (1878-19??), auteur d’une étude iconographique du roi-de-rats de Strasbourg, la première description d’un roi-de-rats en Allemagne daterait de 1612. Elle est incluse dans un échange en latin entre un professeur de Dantzig et l’un de ses collègues de Bâle, en Suisse alémanique.
Un roi pour le peuple rat?
Une croyance moyen-âgeuse affirmait l’existence d’un roi des rats à la taille extra-ordinaire et aux pouvoirs de régents sur le peuple rat, selon le même Dr. Reh. On trouve, de fait, des rois des rats dans des textes parfois très anciens.
Kalila wa Dimna
Dans certains manuscrits de Kalila wa Dimna, recueil de Fables de Ibn al Muqaffa’ écrit vers 750, on note la présence d’un roi des rats. Confronté à la crainte causée par les chats, il est conseillé par un rusé vizir.
A la fin de la fable, ce vizir expose un projet pour défaire le peuple chat. Il propose que chaque rat aménage dans la maison où il habite une excavation capable d’accueillir tout le peuple rat. Cette cache devra leur permettre d’y vivre pendant 10 jours. Elle sera pourvue de moyens de sortir de la maison et d’atteindre les appartements du propriétaire, explique le vizir. Le roi se déplacera ensuite, avec sa nation, dans la maison d’un riche propriétaire. Les rats, doucement d’abord, s’attaqueront aux meubles, sans toucher aux vivres. Voyant cela le propriétaire pensera qu’un chat ne lui suffit plus : il en installera un deuxième, puis un troisième. Les rats redoubleront d’effort, ils augmenteront les dégâts. Le propriétaire tentera d’éliminer un chat : les rats baisseront alors l’intensité de leurs ravages. Et ainsi de suite ; il en conclura que les chats sont inutiles pour protéger sa maison. Les rats se déplaceront de maisons en maisons, renouvelant l’opération. Les humains finiront par se débarrasser des chats, puis iront à la chasse aux chats sauvages, les pensant responsables des dégâts causés à l’intérieur de leur habitat.
Le Casse-Noisette d’Hoffmann
Plus proche de nous, il est intéressant de noter que le roi des souris du conte d’Hoffmann (1776 – 1822) est une créature multicéphale :
« Juste à ses pieds tourbillonnèrent, comme mus par un pouvoir souterrain, du sable, de la chaux et des éclats de briques, et sept têtes de souris, ornées chacune d’une couronne étincelante, sortirent du plancher en poussant des sifflements affreux. Bientôt un corps, auquel appartenait les sept têtes, s’agita avec violence et parvint à s’élancer dans la chambre. »
Des rats en forme de couronne
Visuellement le roi-de-rats, en tant que spécimen, peut faire penser à une couronne note le Bulletin d’étude des sciences naturelles de la Marne (1934, t.14, n°2). On pense encore aujourd’hui qu’un roi-de-rats ne peut se nourrir seul. Il doit être nourri par ses congénères, établissant une sorte de hiérarchie entre les pourvoyeurs, assimilés aux sujets, et le roi. Pour Bénédicte Girodeau, auteure de la Symbolique du rat cette hiérarchie peut faire penser à la fourmilière dont la reine est nourrie par ses « sujets ».
On retrouve, enfin, des iconographies représentant le roi des rats, assis sur un trône ou un attelage formé de queues de rats nouées.
Canular ou phénomène biologique ?
L’hypothèse de spécimens fabriqués par la main de l’homme est régulièrement émise ; et il est certain que de nombreux cas aient été des canulars, destinés à être exhibés dans des foires note Bénédicte Girodeau.
Le Muséum d’Histoire Naturelle de l’Université de Tartu conserve le dernier cas recensé en Europe : un roi-de-rats trouvé en 2005 dans une ferme estonienne. Pour Andrei Miljutin, curateur au Muséum, nous ne sommes cette fois pas face à un faux roi.
Il avance, à partir de ses observations des roi-de-rats de rats estoniens, une hypothèse : les rois-de-rats se formeraient à partir de rats groupés dans un espace restreint dont les queues auraient été agglomérées par le froid et/ou des substances collantes (sang, restes de nourriture).
En cherchant à s’échapper les rats, par le mouvement chaotique de leurs queues, créeraient un nœud inextricable. Une explication qui rejoint celle du zoologue Alfred Brehm (1829-1884).
De nombreuses hypothèses, au long des siècles
Cette hypothèse n’est cependant pas la seule à avoir été avancée : certaines mettent en avant la jeunesse des rats qui à une ou deux couvées dans un espace restreint finiraient par former un nœud de leurs queues. Les jeunes queues seraient plus flexibles et visqueuses.
Plus improbable, la Revue hebdomadaire du 1e décembre 1906 rapporte la théorie du Prof. Meisner, de Berne : la mère mettrait à mort de jeunes rats et leur nouerait la queue pour former une sorte de litière.
Une chose est sûre : les roi-de-rats se forment presque exclusivement à partir de rats noirs (rattus rattus), les fameux rats des champs supplantés aujourd’hui par les surmulots (rattus norvegicus). Leur queue, plus longue et souple, favoriserait la formation de nœuds. « Les rats noirs, d’après certaines théories, sont des rats grimpeurs, donc leurs queues ont un réflexe de saisie » note Emma Burns du Muséum d’Otago (Nouvelle-Zélande) qui conserve un spécimen.
Le roi-de-rats dans la culture d’aujourd’hui
Le roi-de-rats est un phénomène plus marginal aujourd’hui. Il est sans doute peu connu du grand public. Le rat reste toutefois un animal phare des légendes urbaines, compte tenu de sa présence dans notre environnement urbain. Son « roi » est une créature – qu’on la considère comme un canular ou comme un phénomène biologique – inséparable de son côté légendaire. Aussi, continue t-il d’inspirer certains de nos contemporains comme les écrivains Lorrie Moore et Terry Pratchett, ou l’artiste contemporaine Katharina Fritsch.
Il est fréquemment cité dans les creepypastas de langue anglaise, des récits horrifiques et anonymes diffusés sur le Web qui partagent certaines caractéristiques des légendes urbaines. L’une des plus partagées, sous formes d’articles ou d’adaptations vidéos, relate la découverte d’un roi-de-rats par Ashley Gross, une employée de restauration, à l’intérieur de son appartement en 1997 :
Nous remercions les Musées de la Ville de Strasbourg et particulièrement Marie-Dominique Wandhammer, conservatrice du Musée Zoologique, ainsi que le service Documentation pour leur aide précieuse.
Image à la Une : Claude TRUONG-NGOC, Strasbourg Grand’Rue. (source : Wikipédia). Licence CC BY-SA 3.0.
Sources
Musée Zoologique de Strasbourg.
Dr. Kurt Becker et Prof. Heinrich Kemper. Der Rattenkönig. Duncker & Humblot, 1964.
« Le roi des rats » in Michel Dansel. Nos frères les rats, p. 73 à 78. Fayard, 1977.
« Le roi des rats » in Bénédicte Girodeau. La symbolique du rat, p. 66 à 70. Thèse de doctorat vétérinaire soutenue à la faculté de Médecine de Créteil, 2002 [télécharger la version numérisée].
« Casse-noisette et le rat des souris » in E.T.A Hoffmann. Contes mystérieux, pages 59–71. G.Barba, 1872.
Alfred Reh. Iconographie du roi-de-rats et du roi-de-chats. Strasbourg, 1926. [à consulter à la BNU de Strasbourg].
« Analyse de la fable intitulée Roi des rats » in Sylvestre de Sacy. Calila et Dimna, p. 60 à 64. Paris, Imprimerie royale, 1816.
« Grand rue » in Adolphe Seyboth. Strasbourg historique et pittoresque, p. 413. Hermann et Kraemer, 2008 ;1e édition : 1870 [à consulter à la BNU de Strasbourg].
Articles
Andrei Miljutin . « Rat kings in Estonia [lire en pdf] » in Proceedings of the Estonian Academy of Sciences. Biology. Ecology, 2007.
Alfred Reh. « Der Rattenkönig in Wortund Bild » in Elsassland 6, p. 174-180. 1928.
« The complicated, inclusive truth behind the rat king » in Atlas Obscura. Décembre 2016.
« Le roman des rats [lire sur Gallica] » in Marianne, p.15. 23 déc. 1936.
« Le roi de rats [lire sur Gallica] » in Bulletin d’études des sciences naturelles de la Marne, p. 786 à 793. 1934.
« Chronique scientifique : le roi de rats [lire sur Gallica] » in La revue hebdomadaire, p. 106 à 113. 1e déc. 1906.
« Estampes curieuses [lire sur Gallica] » in Le Magasin pittoresque, p. 340 à 341. 1854.
« Rats, une légende noire » et « Creepypastas, légendes et écritures du web » sur Spokus.
2 réponses sur « Sur les traces du roi-de-rats »
[…] au Roi des Rats sur le site Spokus : des légendes urbaines, rumeurs et croyances contemporaines « Sur les traces du roi-de-rats » (11/09/2017) en particulier les derniers paragraphes Canular ou phénomène biologique ? et de […]
[…] l’Environnement et des Parcs du Québec, 2006 [télécharger la fiche]. Pour aller plus loin « Sur les traces du roi de rats » sur Spokus. Louis Moulin, « De Basil à Ratatouille : rats des villes, rats méchants ? » […]