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QAnon #3 : Pourquoi les allégations extrêmes de QAnon sur le trafic d’enfants mobilisent autant ?

Véronique Campion-Vincent, auteure d’ouvrages sur les légendes urbaines et théories du complot, nous éclaire sur la réalité des assertions extrêmes répandues par QAnon sur le trafic d’enfants. En revenant sur notre histoire récente, de mai 1968 aux salutaires libérations de la parole, des paniques sataniques au « complot des élites pédophiles », elle tente de comprendre pourquoi les thèses de QAnon sur la pédocriminalité mobilisent aujourd’hui au-delà de cette mouvance complotiste.

Après avoir détaillé les extravagantes allégations de la galaxie QAnon au sujet des abus sexuels à enfants (voir l’épisode 2 de la série sur QAnon), notre propos ici sera d’analyser comment les assertions extrêmes concernant l’exploitation sexuelle des enfants ont fortement mobilisé en 2020 des publics qui ont ensuite, par contiguïté en quelque sorte, adhéré à l’ensemble des thèses QAnon.

Très visibles sur Instagram par leurs commentaires, les mom influencers femmes jeunes, blanches, dont l’influence s’exerce surtout dans les champ du style de vie et des conseils aux parents, ont été sensibles au thème de sauvetage des enfants très présent dans l’idéologie QAnon, et ont apporté des soutiens actifs à la diffusion des hashtags #SaveTheChildren. Partant de prémisses indiscutables car quel est celui qui s’opposerait au sauvetage d’enfants abusés et trafiqués, ces hashtags débouchent sur une théorie du complot très large, et de plus en plus déjantée ; non seulement des millions d’enfants sont victimes de trafics à visée sexuelle, mais les responsables sont le couple Clinton.

La galaxie QAnon était porteuse d’un message d’espoir : l’orage proche qu’allait déclencher le héros-président en lutte contre l’État profond ; orage qui allait accompagner le grand réveil et l’instauration d’une ère nouvelle débarrassée’ des élites pédosatanistes. Cette galaxie est sans doute en pleine reconstruction après les événements qui se sont succédé depuis les élections de novembre 2020 et la défaite de Trump.

La mouvance QAnon aux États-Unis

L’utilisation de chiffres effarants sur le trafic d’enfants

La galaxie QAnon fait circuler des chiffres extrêmes concernant le « trafic sexuel d’enfants » (child sex trafficking) que ce soit au niveau mondial, aux États-Unis ou en France ; elle définit le trafic sexuel d’enfants d’une façon bien particulière puisqu’il serait une des activités majeures du maléfique « groupe d’élites adoratrices de Satan » que les QAnon dénoncent et dont ils annoncent la disparition prochaine. Dans la première partie de cet article nous avions indiqué que le site QAnon France évoque au niveau mondial 8 millions d’enfants disparus chaque année et 32 milliards de dollars de bénéfices annuels pour « l’industrie du trafic sexuel d’enfants », tandis qu’en France 11.000 enfants disparaîtraient chaque année.

Source : QAnon France

Aux États-Unis, les QAnon citent couramment le chiffre de 800.000 disparitions annuelles. Ces allégations extravagantes entraînent des niveaux d’adhésion non négligeables. Ainsi dans un sondage pour la radio nationale publique conduit du 21 au 25 décembre 2020 aux États-Unis, l’institut Ipsos demandait d’identifier comme vrai ou faux l’énoncé : « Un groupe d’élites adoratrices de Satan qui organise un réseau sexuel d’échanges d’enfants tentent de contrôler notre vie politique et nos médias ». Il n’y eut que 47% de réponses « c’est faux »; 37% ne savaient pas si l’énoncé était faux ou vrai et 17% le jugeait exact.

Démentis

Michael Hobbes, journaliste qui anime depuis mai 2018 « You’re Wrong About », un blog d’évocation d’analyse et de démenti des peurs collectives et légendes urbaines d’hier dont le premier épisode était consacré aux paniques sataniques des années 1980, a analysé ces chiffres effarants. Une première difficulté est celle des définitions car personne ne parle de la même chose quand le trafic sexuel d’enfants est évoqué. Ainsi la définition légale américaine est très large puisque la rencontre tarifée d’une (ou d’un) prostituée mineure constitue un trafic même si sa durée ne dépasse pas une heure. Certes il s’agit là d’un fait social navrant, cependant on est loin de ces scénarios du pire qui nourrissent encore des films à succès contemporains décrivant les réseaux mondiaux d’enlèvement de jeunes vierges sur commande.

Dans Taken, l’héroïque Lian Neeson sauve sa fille kidnappée de réseaux albanais prêts à la vendre au Moyen-Orient. Sorti en 2008, le film a été écrit et produit par Luc Besson ; il a tenu 23 semaines aux États-Unis, recettes 145 000 989 $ et 11 en France, entrées 1 018 518 ; deux suites, en 2012 et 2015, et une série télévisée, 2017-2018 en prolongeront le succès (Wikipedia). Cet exposé de la carrière du film montre que ce genre d’histoires – dont tous les connaisseurs affirment qu’il n’a guère d’ancrage dans le réel – a toujours un grand impact, même si la frontière divertissement/information reste ici brumeuse et incertaine.

Un second problème vient de la qualité des chiffres qui circulent. Ils sont souvent basés sur des études de piètre qualité qui extrapolent à toute la population à partir des résultats obtenus sur un petit échantillon biaisé (100 jeunes filles recrutées par volontariat par exemple). De plus on leur fait dire ce qui n’est pas. Ainsi les 800.000 « disparitions » annuelles supposées aux États-Unis correspondent en fait à un chiffre moitié moindre de 424 606 déclarations de disparitions ; chiffre très élevé, cependant la plupart (99%) se résolvent par le retour de l’enfant. Le chiffre des disparitions réelles (stereotypical kidnappings correspondant à nos disparition inquiétantes) s’établit à 115 par an en 2011 selon NISMART (National Incidence Studies of Missing, Abducted, Runaway, and Thrownaway Children).

Hobbes revient sur l’estimation de 32 milliards de dollars de bénéfices générés par les trafics humains et rappelle que cette estimation « se réfère au travail forcé dans des douzaines de branches d’activité, concatène adultes et enfants et ne différencie pas parmi les activités sexuelles celles qui sont volontaires et celles qui sont contraintes » (Hobbes 2020).

Les chiffres révisés ne correspondent pas à une réalité lisse et harmonieuse et les enlèvements par un parent, ou les fugues sont des indicateurs de bien des souffrances. D’où sans doute la persistance des récits fantastiques du type Taken qui présentent l’avantage d’attribuer les maux à des sources extérieures et toutes puissantes.

De la lutte contre les abus sexuels à l’imaginaire du satanisme pédocriminel

Les accusations QAnon ont amené tous les commentateurs à évoquer les années 1980 aux États-Unis qui mêlaient déjà le problème bien réel des abus sexuels visant les enfants et le problème largement imaginaire du satanisme pédocriminel.

  • Les années 1980 aux États-Unis  : (a) Les enfants disparus (missing children)

Le thème de la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants ne date pas d’hier mais d’il y a quarante ans déjà aux États-Unis. Ce sera d’abord le mouvement des enfants disparus qui mobilisera l’opinion. Les enlèvements et meurtres dramatiques de deux enfants de 6 ans joueront un grand rôle dans la construction de ce mouvement.

Etan Patz disparaîtra en 1979 à New York sur le chemin du bus le conduisant à son école et Adam Walsh en 1981 à Hollywood (Floride) dans un Mall commercial. On ne retrouvera jamais Etan Patz (une condamnation après aveux aura lieu en 2017) ; la tête d’Adam sera découverte deux semaines plus tard dans un canal de drainage, son meurtre ne sera attribué à Otis Toole, meurtrier en série décédé en prison en 1996, qu’en 2008.En 1983 le documentaire télévisé Adam sera vu par 38 millions de spectateurs lors de sa première projection.

John Walsh, le père d’Adam, militera activement pour l’adoption de politiques publiques plus réactives et son rôle a été important dans la création en 1984 du NCMEC National Center for Missing and Exploited Children un centre dédié à la lutte contre les disparitions et l’exploitation des enfants, bénéficiant de fonds fédéraux lors de l’ère reaganienne alors que le désengagement de l’État fédéral était un axe majeur de l’action publique.

Le problème des enfants disparus s’inscrivait parmi:  « de nombreuses discussions à propos de la victimisation des enfants. Journaux et magazines traitant des enfants disparus exploraient également les abus sexuels concernant les enfants, la prostitution enfantine, la pornographie exploitant les enfants » mais également des dangers causés par « le sadisme d’Halloween (bonbons empoisonnés distribués aux enfants-quêteurs lors de cette fête), l’inceste, les enfants battus, les cultes sataniques et les paroles des chansons rocks » (Best 1987:117). Joël Best, sociologue ayant consacré plusieurs articles et ouvrages à ce problème rappelle qu’il s’agit là de la mise en place d’arguments destinés à émouvoir ; les activistes qui veulent changer les chose brandissent des chiffres sans toujours faire le tri ; il s’agit de persuader « Trois principes semblent clairs : de gros chiffres sont préférables aux petits chiffres ; des chiffres officiels sont préférables aux chiffres non-officiels et de gros chiffres officiels sont le meilleur de tout » (Best 1988 :90). Trente trois ans plus tard, la recette reste la même sauf la préférence pour des chiffres officiels, victimes des progrès considérables du mouvement de rejet des institutions.

  • Les années 1980 aux États-Unis  : (b) Les paniques sataniques (satanic panic)

Simultanément les Américains des années 1980 s’alarmaient de l’existence d’un culte satanique regroupant plus d’un million d’adeptes et procédant à quelque 60.000 sacrifices de bébés chaque année. Ignorées par la presse sérieuse ces allégations faisaient les beaux jours des émissions télévisées où elles atteignaient parfois des pics d’audiences à grande échelle, et des radios ; elles inspiraient livres documentaires et fictions ? Des séminaires de formation étaient offerts aux forces de l’ordre – l’organisation très décentralisée de la police américaine la rendait plus sensible à de telles allégation ; des thérapeutes aidaient les « survivantes » à retrouver – souvent sous hypnose – les souvenirs des abus dont elles avaient été victimes et ces « survivantes » attaquaient avec succès au civil leurs parents maltraitants. Pour les sociologues étudiant le phénomène celui-ci présentait un contraste frappant avec le mouvement des enfants disparus car il n’y avait aucune preuve de l’existence des allégations (Best 2001). Des rumeurs attribuant à des satanistes des mutilations de bétail (apparues en 1974 mais rejetées par les enquêtes ouvertes à ce sujet qui affirmèrent que les mutilation étaient accidentelles), d’autres rumeurs accusant de satanisme le président de McDonald Ray Kroc en 1977 puis le logo de la firme Procter & Gamble en 1981 sont alors les indices d’une préoccupation généralement attribuée au succès considérable du livre Michelle Remembers (1980) co-écrit par le psychiatre canadien Lawrence Pazder et sa patiente Michelle Smith, qu’il épousera après son divorce. Le livre présente les souvenirs d’atroces mauvais traitements endurés par Michelle lorsqu’à l’âge de 5 ans elle fut livrée par ses parents aux satanistes dont elle fut l’esclave torturée pendant de longs mois (devant son attachement à la foi chrétienne les satanistes la libèrent et elle oublie tout pendant 20 ans puis retrouve ses souvenirs par hypnose dans le cabinet de Pazder).

Interprétation

J’ai évoqué cette peur collective, qui s’était répandue au Royaume-Uni mais avait épargné la France, en en proposant une interprétation :

Les légendes contemporaines surgissent souvent dans des contextes sociaux conflictuels qu’elles modifient, jouant alors un rôle politique de maîtrise et d’interprétation de situations ambiguës et angoissantes. L’apparition d’une légende est […] l’incarnation de peurs qui sont bien réelles même si l’histoire semble incroyable. On connaît le mot de Mme du Deffand à propos des fantômes : « Je n’y crois pas mais j’en ai peur ». Ainsi en va-t-il sans doute de ces déclarations extravagantes qui circulent aux États-Unis au sujet des sectes sataniques. (Campion-Vincent 1993 :120)

L’engouement pour l’idée d’un culte satanique sanglant fut d’ailleurs de courte durée : les enquêtes lancées par les sceptiques aboutirent à des démentis des allégations dramatiques ; les sociologues parlèrent de panique morale, c’est-à-dire de peur collective sans fondement ; les psychologues dénoncèrent de faux souvenirs induits par des thérapies hypnotiques suggestives : (voir Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham 1994 The Myth of Repressed Memory: False Memories and Allegations of Sexual Abuse. Édition française 1998, 2012 pour l’édition Poche Le syndrome des faux souvenirs. Ces psys qui manipulent la mémoire) ; les parents des « survivantes » s’organisèrent et créèrent la False Memory Syndrome Foundation (1992-2019) ; enfin certaines « survivantes » attaquèrent – toujours au civil – leurs thérapeutes- hypnotiseurs pour implantation de faux souvenirs.

Évolution 1980-2021

Abus sexuels à enfants, satanisme

Quarante ans plus tard, il est frappant qu’on retrouve les deux thèmes associés ; avec toutefois d’importantes différences : l’amnésie traumatique succédant à des abus sexuels, longtemps mise en doute en raison des excès des thérapies hypnotiques suggestives, est assez largement reconnue bien que des débats subsistent entre professionnels ; si le terme de satanistes est toujours employé c’est comme un simple attribut des élites, un trait épouvantable (mais nullement développé en hypothèse de culte organisé) qui fait partie de l’essence mauvaise de ces élites que rien n’arrête dans leur quête effrénée du pouvoir et du plaisir transgressif ; quant aux accusations de meurtres de jeunes enfants, toujours présentes, elles sont technicisées puisque c’est pour obtenir une substance rajeunissante, l’anédochrome, que ces meurtres seraient perpétrés.

Le développement des théories du complot à rapprocher des mensonges et de l’intrusion des États

La montée des théories du complot s’explique par bien d’autres facteurs qu’une hypothétique progression de l’irrationnel que certains dénoncent. Aux États-Unis, souligne l’historienne Kathryn Olmsted, (2009 Real Enemies: Conspiracy Theories and American Democracy, World War I to 9/11) dont l’étude embrasse une longue période, puisqu’elle démarre en 1917, la montée de la méfiance envers les autorités a accompagné la croissance du gouvernement fédéral et des activités surveillance de la population qu’il a conduites au moyen d’un ensemble en expansion de services secrets.. Pour un observateur européen plus cynique qui ne s’étonne guère des mensonges des autorités qu’il estime inévitables et structurels, les reproches d’Olmsted semblent parfois fondés sur une « naïveté » typiquement américaine comme lorsqu’elle affirme que « les Américains ont toujours cru que chaque citoyen a autant le droit de découvrir et d’affirmer la vérité que les autorités gouvernementales » (Olmsted 2009 :235). Cependant lorsque, après avoir reconnu le rôle utile qu’ont joué ces quêteurs de vérité s’opposant aux mensonges officiels, elle détaille les maux auxquels conduit le conspirationnisme systématique et généralisé qui domine aujourd’hui on ne peut qu’approuver sa vigoureuse dénonciation des mensonges officiels :

D’une certaine manière, ces chercheurs citoyens contribuent à la bonne santé de la démocratie américaine et alimentent le débat public. […]Le JFK d’Oliver Stone a proposé quelques théories absurdes, mais il a incité le Congrès à exiger la publication de milliers de documents relatifs à l’assassinat de Kennedy [….] En ce sens, les théories du complot peuvent limiter un pouvoir exécutif de plus en plus centralisé […] Pourtant, les coûts des théories du complot dépassent de loin leurs avantages. […]

Lorsque des citoyens […] ne peuvent pas faire confiance à leur gouvernement pour dire la vérité, lorsqu’ils sont convaincus que les responsables publics conspirent, mentent et dissimulent couramment leurs crimes, ils deviennent plus susceptibles de contracter cette terrible maladie qu’est le conspirationnisme. Ils deviennent moins enclins à faire confiance au gouvernement pour quoi que ce soit : pour mener des élections équitables, pour dire ou dépenser l’argent de leurs impôts, ou pour protéger leurs enfants ou leur planète. Le résultat est une sphère politique profondément affaiblie, avec moins de citoyens qui votent et plus de problèmes laissés sans réponse pour une génération future encore plus cynique quant à la possibilité de réformes (Olmsted 2009 : 235-239)

Olmsted, qui précise qu’une transparence totale est impossible car « un État moderne a besoin de conserver certains secrets pour survivre », conclut en recommandant une vigilance particulière des citoyens face à leurs dirigeants « Les Américains devraient se méfier des théoriciens officiels, car les conspirations et les théories du complot les plus dangereuses émanent du centre du gouvernement américain, et non des marges de la société » (Olmsted 2009 :239)

Le rôle de l’Internet et des réseaux sociaux

Internet puis les réseaux sociaux ont radicalement transformé les conditions d’apparition et de diffusion des problèmes sociaux dénoncés par des activistes

Pour apprécier le rôle majeur joué par l’Internet et les réseaux sociaux dans la diffusion des thèmes « enfants » de QAnon, il est utile de se reporter quelques décades en arrière. Kathryn Olmsted, qui a étudié de près les deux épisodes fondateurs de l’assassinat de Kennedy puis des attaques du 11 septembre, épisodes marqués par de nombreux mensonges officiels qui ont suscités des communautés passionnées de quêteurs de vérité rappelait, en septembre 2018, combien il était difficile à l’époque post Kennedy dans les années 1960-1970 de repérer ceux qui, comme vous-même, désiraient dénoncer des abus des autorités. On épluchait ainsi les lettres de lecteurs publiées dans la presse. Ensuite il fallait s’écrire ou se téléphoner puis se rencontrer physiquement, aux domiciles respectifs des uns et des autres. On s’organisait en petits groupes publiant des bulletins d’informations dédiées, du stencil au bulletin numérisé. Avec Internet et les réseaux sociaux l’identification puis le partage des idées et des données est immédiat.

Une problématique ancienne mais toujours en mutation

La préoccupation autour des violences sexuelles aux enfants est – aux États-Unis mais surtout en France – une problématique en évolution. Après le centrage, rassurant, sur le danger posé par l’agresseur extérieur on arrive à la reconnaissance de l’ubiquité des agresseurs nos proches, nos parents, nos semblables.

Les exagérations seront démenties. Mais de telles exagérations accompagnent toutes les émergences de problèmes sociaux, toutes les identifications et problématisations de situations jusque là objet de déni ou d’indifférence.

Parallèlement la démonisation des élites semble toujours en progrès, avec la dénonciation de leur complicité dans les abus sexuels au sens large visant également les femmes et les faibles : c’est l’explosion des hashtags #MeToo à partir de 2017. Le succès des accusations de la galaxie QAnon s’explique par la fusion de ces deux problématiques.

Les élites pédosatanistes : un comble

Sur le long terme, les menaces hier attribuées aux étrangers et aux minorités sont maintenant totalement reportées sur les élites corrompues et les méfaits qui leurs sont attribués semblent prouver leur abjection profonde par leur gravité. Ces méfaits constituent un comble, puisque que ces pédosatanistes s’attaquent aux enfants, le cœur de la vie du groupe avec l’aide de la figure du Mal Satan (enfin des satanistes car le surnaturel est fort peu présent dans les accusations de satanisme du 21° siècle) . Certes les ennemis extérieurs d’hier ne sont pas oubliés et l’on évoque souvent la complicité qui unis les « eux » et les « nôtres », toutefois l’accent est mis sur l’ennemi intérieur.

La mouvance QAnon en France

La reconnaissance des abus sexuels à enfants est, dans la France de 2021, un sujet brûlant et en pleine évolution.

Deux ouvrages récents ayant eu un large écho ont mis en cause les complicités et l’entre-soi des élites. Le Consentement (2020) dénonçait un écrivain qui avait longtemps étalé ses liaisons avec de jeunes adolescentes tout en restant apprécié et protégé des pouvoirs publics comme des cercles intellectuels, Gabriel Matzneff ; La Familia Grande (2021) révélait un « secret » connu dès 2008 mais enfoui ; l’ouvrage de 2021 entraînera la démolition d’une figure majeure de l’élite avec des répercussions sur une institution : Science Po, pépinière de dirigeants dont il constituait un des fleurons.

Sa description dépasserait notre propos et cet article se limitera à souligner les aspects qui peuvent rendre le public français réceptif aux allégations extrêmes présentées par la mouvance QAnon sur les abus sexuels visant les enfants.

De l’esprit 1968 (libération sexuelle tous azimuts) à l’indignation

C’est sur une longue période que, marquée par ce qu’on désigne couramment comme l’esprit mai 68 (c’est-à-dire une libération sexuelle tous azimuts, normalisant l’homosexualité et décrivant les enfants comme désirants et complices), l’opinion publique en France a semblé admettre la légitimité des relations sexuelles des adultes avec les enfants et adolescents. Publiée à l’occasion de l’ouverture d’un procès la pétition se terminant par la phrase :  « Trois ans de prison pour des baisers et des caresses cela suffit ! » parue dans Le Monde le 26 janvier 1977 – et dans Libération le lendemain – date de 9 ans après mai 1968 ; les déclarations de Daniel Cohn Bendit sur les joies des jeux érotiques avec des enfants de 5 ans sur Apostrophes datent du 23 avril 1982. Elles reprennent des mémoires publiées en 1975 et qui seront encore exhumées en 2001, provoquant un numéro « examen de conscience » titré « Génération provoc » dans Libération du 23 février 2001. Quant à l’échange entre Gabriel Matzneff, complaisamment interrogé par Bernard Pivot à Apostrophes sur les conquêtes adolescentes multiples énumérées dans son dernier opus et la journaliste-écrivain canadienne Denise Bombardier qui exprime son rejet, ce qui débouche sur des ricanements sur le plateau puis sur une levée de boucliers contre la contestataire, il date du 2 mars 1990. Plus fin que les intellectuels qui s’en gaussaient le président Mitterrand, soucieux de se démarquer de Gabriel Matzneff qu’il avait reçu, invitera Denise Bombardier à l’Élysée. Elle racontera leur échange dix ans plus tard :

Alors, ce Matzneff, vous l’avez malmené, me dit-il avec un sourire entendu. Il est vrai, enchaîna-t-il, que je lui ai jadis reconnu quelque talent et une certaine culture. Malheureusement (sa voix se fit théâtrale), il a sombré dans la pédophilie… et la religion orthodoxe !

— Dans mon pays, il serait mis en prison, monsieur le président, ajoutai-je.

Ah ! fit-il en balayant l’air de son bras, vous les connaissez comme moi ces intellectuels parisiens. Ils sont si obsédés de paraître libéraux, surtout en ces matières si délicates, qu’ils errent. (Bombardier 2000).

Le débat autour des réseaux marchands

Des faits divers emblématiques jouent un rôle majeur dans la prise de conscience des abus. Dans l’ouvrage Comme un abus d’enfance (2008) j’ai montré comment les « affaires » Dutroux (1996) Alègre ( 2003) Outreau (2001-2005) ont eu raison de ces attitudes complaisantes. Cependant :

« Une des conséquences négatives de la reconnaissance des abus sexuels à enfants a été l’adhésion aux thèses d’un complot pédophile des puissants » (2008 :53).

L’existence de réseaux marchands est bien réelle, et la croissance de l’Internet qui a créé un juteux marché des images d’abus sexuels à enfants en a considérablement aggravé les occurrences (Dance & Keller New York Times 2019-2020). Mais au-delà de ces cas réels, l’existence de réseaux marchands impliquant les élites continue à faire débat. Cette hypothèse est si fermement rejetée par une institution judiciaire française échaudée par les errements de l’affaire d’Outreau que cette institution en vient à nier des complicités évidentes. De l’autre côté de la barrière des associations de défense des enfants maintiennent fermement les hypothèses les plus extrêmes : Marc Dutroux était « le pourvoyeur de chair fraîche d’orgies impliquant le gotha belge » (Garde, Sellier et Zéro 2020 :30), Patrice Alègre, lui, fournissait le réseau sadomasochiste toulousain, les accusés innocentés d’Outreau étaient bel et bien coupables, enfin, pour couronner le tout, Jeffrey Epstein était présent à Paris lorsque – du 14 au 16 juin 2019 – se tenait une réunion de « la sulfureuse Trilatérale » (Garde, Sellier et Zéro 2020 :39).

Associations de victimes et activisme autour des disparitions

Les chiffres des disparitions de mineurs en France sont élevés. On retrouve la même distinction qu’aux États-Unis, pas toujours évidente à expliquer, entre les déclarations de disparitions (51 287 en 2019) et les disparitions inquiétantes (918 la même année, complétée de 524 enlèvements parentaux, souvent par un parent vivant hors de France). Depuis 2012 les pouvoirs publics subventionnent un numéro d’appel – qui existe au niveau européen – le 116 000. Cependant les associations, nombreuses et souvent crées après la perte d’un être cher, déplorent une coordination faible entre tous les acteurs d’un champ multiforme et complexe. La France n’a pas l’équivalent du NCMEC américain.

Ces disparitions correspondent parfois à des meurtres et quand les meurtriers sont des récidivistes les politiques se joignent aux familles endeuillées pour attaquer l’institution judiciaire. Depuis les trente dernières années les familles de victimes, ou celles dont les affaires sont classées et demeurent irrésolues, se plaignent de l’indifférence des pouvoirs publics et s’organisent en associations. Cet activisme n’est guère du goût de l’institution judiciaire et la présence sur le « Murs des cons » de deux pères revendicatifs de jeunes assassinées n’a rien d’anecdotique.

Découvert fortuitement en avril 2003, le « Mur des cons » où, dans leurs locaux, les membres du Syndicat de la Magistrature épinglaient leurs têts de turcs, donna lieu à une longue procédure, initiée et gagnée par un des deux pères de jeunes femmes assassinées le général Philippe Schmitt – dont la fille avait été victime d’un récidiviste. Jean-Pierre Escarfail, président de l’APACS (Association pour la protection contre les agressions et les crimes sexuels) était le père d’une jeune fille assassinée en 1991 par Guy Georges, criminel en série qui ne sera arrêté qu’en 1998. Il ne portera pas plainte. La présidente du Syndicat de la Magistrature sera condamnée pour injure publique en 2009, et définitivement en cassation en janvier 2021.

De nombreuses affaires classées, abandonnées par la justice, ont été reprises ces dernières années en France. Le nom de l’avocate Corinne Herrmann est associé à ces réouvertures d’enquêtes. Son dernier succès est d’avoir obtenu la réouverture de l’enquête qui a mené à des aveux du tueur en série Michel Fourniret qui a reconnu le meurtre d’Estelle Mouzin, disparue à 9 ans au retour de l’école dix-huit ans plus tôt le 9 janvier 2003. Son corps n’a pas été localisé cependant.

Mémoriaux américains et leur présence en France

Les meurtres dramatiques ayant lancé le mouvement d’abord américain des enfants disparus ont laissé des traces mémorielles qui entretiennent leur souvenir, y compris en France. Le souvenir d’Etan Patz est évoqué chaque année lors du 25 mai, date anniversaire de sa disparition qui est la journée des enfants disparus, créée en 1983 et internationalisée en 2001 (C’est le dispositif 116000 Enfants disparus qui coordonne en France les manifestations autour de cette journée). Si le Code Adam (dispositif d’alerte-enlèvement adopté par les grands magasins Walmart en 1994) est peu présent en France, l’alerte enlèvement, dispositif d’alerte après des disparitions inquiétantes de mineurs, opérationnel en France depuis 2006, est une adaptation de l’alerte AMBER, ainsi nommée en 1996 en mémoire d’Amber Hagerman, enlevée à 9 ans en 1996 et dont le corps sera retrouvé 4 jours plus tard (meurtre toujours irrésolu).

Pour conclure

Des enlèvements d’enfants par un réseau de puissants corrompus agissant à très grande échelle ? Il s’agit d’un fantasme, mais d’un fantasme récurrent, exploité par tout un secteur de ces fictions à faire peur dont nous sommes tous consommateurs. Le fantasme est indirectement utilisé par les activistes désireux de faire changer une opinion qu’ils jugent indifférente ; ils présentent leurs causes en joignant à leurs demandes de redéfinition d‘un état de chose des exemples épouvantables (mais heureusement rares) susceptibles de remuer le public qu’ils veulent convaincre. Ainsi, la demande d’une lutte plus active contre les abus sexuels visant des enfants sera introduite par des récits atroces (atrocity tales) destinés à persuader, ce sont des argument rhétoriques, tout à fait légitimes d’ailleurs. Ces récits atroces demeurent et, par la suite, jouent un rôle central. Joel Best indique que tel fut le cas, dans les années 1980 aux États-Unis pour les enfants disparus : « Le problème des enfants disparus suggère que la rhétorique peut jouer un rôle central dans l’élaboration des arguments concernant les problèmes sociaux. En particulier, les récits atroces ont façonné le problème des enfants disparus » (Best 1987 :114) On ignora les cas, beaucoup plus fréquents ce qui était admis, des fugues et des enlèvements parentaux pour se centrer sur le danger des enlèvements et de meurtres par inconnus, sur la figure du prédateur maléfique choisissant au hasard ses victimes.

Cependant l’avènement de l’Internet a entraîné un développement que tous s’accordent à juger exponentiel du commerce des images d’abus sexuels. Violer des enfants peut rapporter gros, et il est tentant de prendre ceux qui sont disponibles, de violer ses enfants. Activistes et journalistes sont, pour l’instant, seuls à évoquer cette situation autour de laquelle les autorités sont peu disertes :

La distinction entre l’intra et l’extrafamilial est devenue ténue à l’heure de la cyberpérocriminalité, du live streaming… Le viol d’une gamine, chez elle, par un proche peut-être partagé dans plusieurs pays via une webcam (Garde, Sellier et Zéro 2020 :27).

Les sociétés d’informatique font état d’un boom des photos et vidéos en ligne d’enfants victimes d’abus sexuels — rien que l’an dernier un record de 45 millions d’images illégales ont été signalées — révélant un système proche de la rupture et incapable de faire face aux délinquants a montré l’enquête du New York Times.

Cette spirale peut être attribuée en partie à un gouvernement fédéral négligent, à des forces de l’ordre débordées et à des entreprises technologiques en difficulté. Et bien que d’envergure mondiale, le problème est fermement ancré aux États-Unis en raison du rôle que joue la Silicon Valley dans la propagation et la détection de ce matériau. […]

Tandis que les technologies réduisent les inhibitions des gens, les groupes en ligne partagent des images de jeunes enfants et les formes plus extrêmes d’abus.

« Historiquement, vous ne seriez jamais allé dans un magasin de marché noir pour demander ‘Je veux du vrai hardcore avec des enfants de 3 ans’, a déclaré Yolanda Lippert, procureur de l’Illinois, qui dirige une équipe chargée d’enquêter sur les abus d’enfants en ligne. « Mais maintenant, vous pouvez vous asseoir en toute sécurité devant votre appareil pour chercher ces trucs et les échanger ». (Dance et Keller 2019-2020)

Rejeter le fantasme d’une élite pédosataniste mondiale ne doit pas signifier l’aveuglement face aux séductions du mal.

Image à la Une : série Right Wing Rallies par Becker1999 (source : FlickR)

Sources

Best, Joël.1987.. Rhetoric in Claims-Making: Constructing the Missing Children Problem.” Social Problems, 34, 2 (April):101-121 http://www.jstor.org/stable/800710?origin=JSTOR-pdf

________1988. Missing Children, Misleading Statistics”, The Public Interest, Summer 1988, 84-92

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https://blogs.mediapart.fr/jacques-van-rillaer/blog/301219/denise-bombardier-evoque-gabriel-matzneff-et-philippe-sollers

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_________. 2008. Comme un abus d’enfance. Paris, Seuil [Non conforme]

Introduction. 1. Bref retour 2. Les termes du débat 3. Les ‘affaires’ 4. Paniques américaines 5. Ripostes et analyses 6. Enlèvements et disparitions 7.e  Des méfaits des notables au complot des élites 8. Le dernier tabou ? 9. Des mythologies contemporaines au marché de la peur 13-226

Dance, Gabriel J.X., Keller, Michael H. 2019-2020. “An Explosion in Online Child Sex Abuse: What You Need to Know” The New York Times Sept 19, 2019 updated Feb 19, 2020 https://www.nytimes.com/2019/09/29/us/takeaways-child-sex-abuse.html

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.____________1998 Le syndrome des faux souvenirs. Ces psys qui manipulent la mémoire ; Exergue. Édition poche en 2012

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Olmsted, Kathryn. 2009.. Real Enemies: Conspiracy Theories and American Democracy, World War I to 9/11 . New York : Oxford University Press .

Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Taken_(film)

2 réponses sur « QAnon #3 : Pourquoi les allégations extrêmes de QAnon sur le trafic d’enfants mobilisent autant ? »

[…] De la rumeur Wayfair aux mole children, prétendument séquestrés dans des tunnels par la cabale, la thématique du complot des élites pédophiles est centrale dans la mouvance QAnon. Décryptage avec Véronique Campion-Vincent, auteure d’ouvrages sur les légendes urbaines et théories du complot, qui signe ici cet épisode de notre série sur QAnon et dont la contribution se prolonge dans l’épisode 3. […]

[…] De la rumeur Wayfair aux mole children, prétendument séquestrés dans des tunnels par la cabale, la thématique du complot des élites pédophiles est centrale dans la mouvance QAnon. Décryptage avec Véronique Campion-Vincent, auteure d’ouvrages sur les légendes urbaines et théories du complot, qui signe ici cet épisode de notre série sur QAnon et dont la contribution se prolonge dans l’épisode 3. […]

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