Peu d’animaux sont aussi présents dans les légendes urbaines et dans le folklore contemporain que les rats. Animal sauvage mais vivant dans le sillage de l’Homme, le rat transporte avec lui une image noire. Sa fécondité, sa présence sur tous les continents habitables – fruit de capacités d’adaptation exceptionnelles –, son activité nocturne et souterraine ont nourri, depuis des siècles, la peur des Hommes.
Bien que le rat nous soit aujourd’hui rendu plus sympathique grâce à des films comme Ratatouille et grâce à sa transformation en animal de compagnie, cette peur est loin d’avoir disparu dans l’imaginaire contemporain.
Une symbolique riche, ancienne… et sombre
Animal de petite taille, au corps allongé et au museau pointu, le rat des villes se déplace furtivement et se faufile partout. Omnivore opportuniste, commensal à l’Homme, il partage son environnement urbain. Il vit dans les dépôts d’ordures, les caves et les égouts. Il vit dans les « coulisses » de la ville. Il agit principalement la nuit. Il sait donc se faire invisible.
Le rat prospère, pourtant. Ses capacités d’adaptation à tous les milieux en font un animal présent sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Enfin, c’est un animal très fécond. « Pour Rattus Norvegicus, la femelle est féconde dès l’âge de trois mois. la gestation dure 21 jours et la rate peut avoir quatre portées par an, de six à douze petits » explique Bénédicte Girodeau, dans sa thèse de médecine vétérinaire consacrée à la Symbolique du rat.
Un rat par habitant, aux sources d’une statistique légendaire
Cette prolifération cachée rend difficile l’estimation du nombre de rats vivant dans une ville donnée. Zineb Dryef, qui a enquêté de longs mois à Paris sur les rats, a eu beaucoup de difficultés à obtenir un chiffre exact. Pourtant, « aussi certainement que s’il s’agissait de donner la recette de l’œuf à la coque », journaux régionaux et nationaux ou simples quidams semblent s’accorder sur la statistique de un rat par habitant à Paris ou Marseille nous dit-elle dans Dans les murs. Snopes.com, site de référence américain sur les légendes urbaines, note exactement la même statistique aux États-Unis. Elle est employée pour dénombrer la population de rats dans la ville d’Airlington par le Washington Post.
A l’origine de ce chiffre, une étude de 1909 où W.R. Boelter estime la population des rats en Angleterre à un individu par acre cultivé. Or l’Angleterre comptant à cette époque une population de 40 millions d’habitants pour autant d’acres cultivés, le chiffre d’un rat par habitant est passé à la postérité et s’est généralisé, dans l’imaginaire collectif, à toutes les villes. Chacun de nous aurait ainsi son « jumeau des ténèbres » note Zineb Dryef. Peu importe les moyens déployés pour prévenir l’installation du rat ou l’exterminer, sa population resterait invariablement liée à celle de ses compagnons humains…
Nos « jumeaux des ténèbres »
Dans « Le Rat : la vie souterraine de l’esprit« , Katia Kanbun s’intéresse aux penseurs de l’intériorité que sont Kafka, Freud ou encore Dostoievski. Elle dévoile ainsi un lien symbolique plus fort entre l’Homme et le rat, qui n’est pas sans faire écho à l’expression de Zineb Dryef. Cet animal « qui symbolise les entrailles et la vie souterraine », symbolise également la vie intérieure de l’Homme, les arrières pensées qui rongent son esprit derrière le masque, l’animalité refoulée de l’Humanité.
Ils sont aussi pour Zineb Dryef ces créatures qu’elle entend bouger derrière les murs de son appartement. Elle ne parvient pourtant pas à les voir, ni à prouver leur existence aux dératiseurs ou au propriétaire. Les rats finissent par ronger son existence ; Dans les murs est le fruit de cette obsession. Les rats effrayent car ils sont tout à la fois invisibles et prolifiques, particulièrement résistants à toute tentative de les déloger.
Des créatures sales, porteuses de maladies
Parce qu’ils vivent une vie souterraine, à l’ombre de l’Homme, sur les traces de leurs déchets, les rats restent, d’une manière générale, auréolés d’une légende noire. Dans l’imaginaire occidental, ils sont depuis longtemps associés à la saleté et aux dégradations qu’ils provoquent. Ils sont également liés à la transmission des maladies, impression renforcée par leur incrimination dans les épidémies de peste au XIXe siècle.
Encore aujourd’hui, on trouve par exemple trace de cette association dans les vagues de paniques récurrentes autour de cas présumés de transmission de leptospirose par des canettes de soda, contaminées à l’urine de rat. D’autres rumeurs et légendes urbaines accusent certains restaurants exotiques ou fast-foods de cacher de la viande de rat dans leurs préparations.
Le rat consommé : des temps de disette aux fast-foods
Le rat est frappé en Occident d’un interdit alimentaire, note Bénédicte Girodeau. En remontant jusqu’à la Bible, on constate que sa consommation est condamnée. Le rat, en tant qu’animal rampant, est classé dans les animaux impurs par Le Lévitique. Dans Isaïe on peut aussi lire que tous ceux « Qui mangent de la chair de porc, des choses abominables et des souris, tous ceux-là périront, dit l’Eternel ».
Une nourriture de siège
Cet interdit n’empêche cependant pas le rat d’être, occasionnellement, un met de disette. Zineb Dryef relève ainsi qu’en 1590, lorsque Henri IV assiéga Paris pendant plus de deux mois, les habitants commencèrent, quelques jours avant leur libération, à manger les chiens tout crus, les souris et les rats. Dans son livre Dans les murs, elle raconte aussi le siège de 1870 à Paris, au cours duquel on servait – au côté de plats extravagants à base d’antilope, d’éléphants ou de chameau récupérés du Jardin des Plantes – de la viande de rat, de chat et de chien.
Le rat dans les légendes urbaines alimentaires
Dans les légendes urbaines d’aliments contaminés le rat est, nous l’avons vu, régulièrement cité. Il sert généralement à dénoncer des modes alimentaires apparus avec la modernité – comme les fast-food – ou encore, avec un arrière-plan xénophobe, les kebabs, chinois et autres restaurants exotiques. Le rat est ici surtout mobilisé pour son caractère sale et répugnant : sa présence signale des conditions d’hygiène douteuses.
Il peut servir aussi à dénoncer des restaurants tellement préoccupés par l’optimisation des coûts qu’ils en viennent à utiliser de la viande de rat dans leurs préparations ; ou encore – pour le cas des grandes firmes de l’agro-alimentaires – des chaînes de fabrication disproportionnées et inhumaines. Les employés seraient alors tellement lassés par leur travail qu’ils ne feraient aucun cas d’éventuelles erreurs. En bout de ligne le consommateur se retrouverait ainsi avec, par exemple, du rat dans son bucket de poulet KFC.
Quoi qu’il en soit, ces légendes nous alertent du risque de consommer des aliments préparés par des inconnus, boui-bouis ou grandes firmes. Ce risque est porté à son paroxysme par des scandales récents, comme celui de la viande de cheval.
La légende de l’os de rat
Cette légende, en circulation depuis les années 70 dans toute l’Europe, touche principalement les restaurants exotiques d’après l’ethnologue Véronique Campion-Vincent : turcs et maghrébins en Allemagne et asiatiques en France et au Royaume-Uni.
Un homme, au lendemain d’un repas dans un restaurant asiatique, ressent une douleur lancinante à la gorge (ou à la gencive, suivant les versions). Il décide de se rendre chez le médecin qui, après examen, extrait un petit morceau d’os… de rat ! Après perquisition, on découvre un réfrigérateur rempli de cadavres de rats dans le restaurant en question.
Rats anthropophages et monstrueux
Les rats partagent l’environnement des Hommes. Ils sont par ailleurs reconnus pour leurs facultés d’adaptation. Ils sont ainsi présents sur tous les continents habitables. L’une des illustrations de cette capacité est leur régime alimentaire, qui s’adapte aux ressources disponibles, avec des préférences similaires à celles des Hommes pour la viande, les fruits et les céréales. Le rat met également « en place des comportements lui permettant de s’adapter à son milieu de vie : nouveaux biotopes, nouveaux prédateurs… » note Bénédicte Girodeau. Cela implique un apprentissage et une organisation sociale complexe.
Ces éléments font du rat un animal auquel on associe les valeurs de ruse, d’intelligence et de supériorité, par rapport aux autres membres du monde animal. Symboliquement, cet animal rusé et omnivore devient un concurrent de l’Homme, voire menace directement son existence. On trouve trace de cette peur dans la littérature contemporaine, observe l’auteure de La symbolique du rat. Les légendes urbaines où le rat s’attaque à l’Homme sont, par ailleurs, nombreuses.
Les rats anthropophages
Certaines légendes accentuent ainsi la menace représentée par le rat, sa force et sa capacité à se nourrir de tout, pour en faire un animal anthropophage. Déjà au début du XXe siècle, Zineb Dryef relève le titre racoleur d’un numéro des Faits divers illustrés du 3 octobre 1907 : « Un bébé dévoré : les rats anthropophages ». La réalité de l’article est cependant plus nuancée, puisqu’il relate la surprise de deux parents, qui découvrent une poignée de rats dans le berceau de leur enfant couvert de morsures.
On retrouve une histoire similaire, rapportée récemment par un journal Sud-africain, dans la rubrique fact-check du spécialiste américain des légendes urbaines Snopes. Un bébé de 3 mois serait ainsi mort dans la nuit, partiellement dévoré par des rats selon les dires du journal ; des faits toutefois non confirmés par la police.
La légende du pénis dévoré
Plus sordide encore, David Mikkelson relève en 2007 une histoire de pénis dévoré en circulation sur internet. Un homme d’une trentaine d’années aurait tenté d’introduire des morceaux d’ongles sous son prépuce pour tester une nouvelle manière de se masturber. Il se serait alors grièvement blessé et, pour calmer la douleur, aurait renversé la bouteille de Coca-Cola qu’il avait à proximité, et qu’il était occupé à siroter sous une chaleur intense. La douleur était toutefois tellement extrême qu’il aurait fini par tomber à terre. Des rats, attirés par le sang et l’odeur sucrée, seraient apparus et auraient dévoré l’intégralité de son pénis.
La légende du chien mexicain
Une des légendes de rats les plus connues, et datée d’au moins 1983, est celle du chien qu’une touriste américaine aurait ramené de ses vacances au Mexique. L’animal semble malade (ou dans certaines versions, commence à se battre avec les autres animaux de la maison). La dame décide de l’emmener chez le vétérinaire qui lui annonce qu’il s’agit … d’un rat d’égout mexicain !
Comme de nombreuses légendes impliquant l’installation, chez soi, d’un animal ou d’une plante exotique se révélant dangereux, la légende du chien mexicain comporte un fond xénophobe : les cactus explosent et libèrent des tarentules, les yuccas sont infestés de mygales et le mignon petit chien ramené de vacances se révèle être un rat. Elle nous invite à nous méfier d’objets exotiques inoffensifs dans leur apparence qui, une fois introduit dans notre quotidien, libèrent leurs pièges.
Le rat est un des rares animaux sauvages à partager notre quotidien. Dans un monde où le lien avec la nature est plus distancié et les forêts dépourvues de menaces, il n’y a rien d’étonnant à ce que les peurs se cristallisent aujourd’hui autour d’animaux tels que le rat. La menace ressentie se tapit désormais dans nos rues, à l’intérieur de nos murs, dans le creux de notre environnement le plus quotidien. Invisible à l’oeil et pourtant en surnombre, le rat rôde dans notre imaginaire. Nous l’entendons gratter, nous retrouvons parfois quelques dégâts sur son passage. Nous nous demandons si, dans les sous-sols, il se prépare à prendre sa revanche sur l’Homme.
Sources
Nous remercions Bénédicte Girodeau pour nous avoir autorisé à consulter sa thèse, ainsi que la bibliothèque de l’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort pour le travail de numérisation.
Snopes.com, site américain de référence sur les légendes urbaines.
Gallica, bibliothèque numérique de la BnF.
Zineb Dryef. Dans les murs : le rat, de la grande peste à Ratatouille. Don Quichotte, 2015.
Bénédicte Girodeau. La symbolique du rat. Thèse de doctorat vétérinaire soutenu à la faculté de Médecine de Créteil, 2002 [télécharger la version numérisée].
Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard. Légendes urbaines, rumeurs d’aujourd’hui. Payot, 2002.
Articles
Véronique Campion-Vincent. « La véritable histoire de l’os de rat ». Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles (ouvrage collectif). Autrement, 1994.
Katia Kanbun. « Rats : la vie souterraine de l’esprit« . Implications philosophiques, décembre 2014.
A lire également
« Sur les traces du roi de rats » sur Spokus.
Louis Moulin, « De Basil à Ratatouille : rats des villes, rats méchants ? » sur Pop-Up Urbain, Février 2018.
5 réponses sur « Rats, une légende noire »
[…] est un phénomène plus marginal aujourd’hui. Il est sans doute peu connu du grand public. Le rat reste toutefois un animal phare des légendes urbaines, compte tenu de sa présence dans notre environnement urbain. Son « roi » est une créature – qu’on la considère […]
[…] est un phénomène plus marginal aujourd’hui. Il est sans doute peu connu du grand public. Le rat reste toutefois un animal phare des légendes urbaines, compte tenu de sa présence dans notre environnement urbain. Son « roi » est une créature – qu’on la considère […]
[…] repose sur aucune base scientifique solide et relève largement de la légende. Comme, finalement, à peu près tout ce qui a trait au rat des villes, figure mythologique par […]
[…] king is a little know phenomenon, even if rats are very present in urban legend and contemporary folklore due to its place in our environment. Its king inspire some of our contemporaries, like writers […]
[…] faut dans un premier temps noter qu’à l’instar du rat, le serpent est un animal courant des légendes urbaines. ll est représenté dans ces légendes […]