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Rumeurs & Légendes urbaines

Le serpent qui « mesurait » sa maîtresse

Les serpents s’allongent-ils contre leur proie pour en mesurer la taille ? C’est ce que prétend une légende urbaine très connue :

Une personne [connue de ma belle mère] avait un boa constrictor d’un certain âge et d’une certaine taille […].

Depuis quelques temps son boa jeunait et elle s’était renseignée pour voir si tout était normal et bien entendu le véto lui répondit que cela pouvait arriver.

Cette personne l’avait toujours dans son lit pour dormir (je sais ça ne se fait pas !!), il se mettait toujours enroulé et elle le retrouvait tous les matins dans la même position.

Cependant plusieurs matins à la suite elle le découvrait au réveil non plus en « boule » mais en position allongé à côté d’elle.

Assez surprise elle se décida à aller à nouveau questionner son véto pourquoi ce comportement.

Et voilà ce qu’il lui répondit:

« Votre boa est en jeun comme vous me l’aviez déjà fait remarqué et maintenant le fait qu’il se mette dans cette position n’a qu’une raison, il est en train de vous mesurer pour estimer quand est-ce qu’il pourra vous manger. Débarrassez-vous en car ses intentions sont mauvaises ! » […]

Une légende urbaine reprise par des médias

L’histoire, publiée sur le forum La Passion des reptiles en 2011, est connue autant en France qu’aux Etats-Unis. Le site de légendes urbaines Snopes et l’ouvrage de Diane Morgan Snakes in Myth, Magic and History signalent déjà son existence en 2008. Elle a même été reprise par quelques médias français entre 2016 et 2019 : Télé Loisirs.fr, Le Démotivateur, Le Tribunal du Net, Newsner ou encore Sud Presse.

Entre les versions américaines et françaises, peu de différences existent : l’héroïne est toujours une femme et le serpent un « boa » ou un « python ». La chute est invariablement provoquée par le verdict du vétérinaire, comme dans la célèbre légende du « Doberman qui s’étouffe », racontée dans les années 1980.

Une des variantes de l’histoire est toutefois le comportement du serpent qui, dans certains récits, bouge contre sa victime dans le but de « la sonder », de « jauger sa taille et son poids afin de savoir comment il [va] s’y prendre pour l’ingurgiter ! » (Le Démotivateur). Enfin, certains médias situent l’action en Inde, sans donner plus de détail ni de sources à l’histoire qu’ils rapportent.

« The Lower River » de Paul Therroux (2012) intègre la légende du « Serpent allongé » dans son intrigue (au début du Chapitre 2).

L’avis d’un spécialiste des serpents

Bien qu’elle ait été reprise par de nombreux médias, cette histoire est une « légende ancienne et totalement farfelue ! » affirme Vincent Noël, responsable de la commission de terrariophilie de la Société Herpétologique de France et auteur d’ouvrages sur les reptiles. « Les serpents jugent de la taille d’une proie à la vue, ou en utilisant leurs fossettes thermosensibles pour certains, comme les pythons crotales ». D’après ce naturaliste amateur et terrariophile, un serpent ne pourrait tout simplement pas chasser en s’allongeant contre sa proie pour la mesurer : « Je ne pense pas qu’elle se laisserait faire ! La position allongée des serpents est fréquente en terrarium comme dans la nature : il s’étalent de tout leur long, et c’est parfois considéré comme un signe de bien être ou pour réguler leur température interne ». Le seul danger auquel s’exposerait l’héroïne du « Serpent qui mesurait sa maîtresse », c’est l’exposition aux salmonelles. « Les serpents en sont porteurs, et les faire dormir dans son lit est dangereux de ce point de vue ». Comment une telle légende a t-elle pu naître ?

Le serpent des légendes urbaines

Il faut dans un premier temps noter qu’à l’instar du rat, le serpent est un animal courant des légendes urbaines. Il y est représenté comme un animal exotique et dangereux.

Les « serpents de grands magasins »

Dans les histoires de « serpents de grands magasins », répandues aux États-Unis (années 1960) puis en France (années 1980), ces animaux se cachent dans les étals de produits importés de l’étranger. Ils attaquent volontiers les mains curieuses (Campion-Vincent, 1989 ; Brunvand, 2002). D’autres légendes prétendent que certaines piscines à boules des aires de jeux des fast-food cachent par ailleurs des serpents venimeux (Brunvand, 2002). Pour ces deux types de légendes, le serpent est parfois remplacé par la mygale comme dans les histoires de « mygales dans les yuccas ».

Une croyance prétend que les serpents seraient attirés par le lait ou téteraient le pis des vaches. Elle est étonnement répandue dans des cultures et à des époques très différentes. Plusieurs phénomènes l’expliquerait, d’après Vincent Noël : « d’abord, les serpents étaient communs dans les étables […]. Ensuite, les excréments des serpents sont en partie blancs […], ils peuvent être liquides comme du lait quand le serpent est agressé et qu’il éjecte ces selles liquides pour se défendre. De plus, en tuant un serpent à coup de bêche ou en l’écrasant, le même liquide blanc s’échappe de son intestin[…] » (Des reptiles ? Quelle horreur !)
Illustration : « La race bovine hollandaise », H. Mahuet, Journal d’agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique, Paris, Librairie agricole de la maison rustique, 1930, volume 1, p. 254. Source : Université de Caen / FlickR

Le serpent caché dans le fraisier

Les attaques de serpents durant le sommeil sont également monnaie courante dans le folklore. Dans une variante contemporaine et locale des légendes de « serpents dans l’estomac » (bosom serpent) rapportée par Brunvand, un bébé est endormi à proximité d’un fraisier, après avoir reçu la tétée. Tout à sa cueillette, sa mère ne remarque pas qu’un serpent s’extrait d’un fraisier, attiré par l’odeur de lait qui se dégage de la bouche de l’enfant. Le serpent pénètre dans la gorge du bébé et l’étouffe.

Le serpent sournois, une histoire ancienne ?

Les légendes urbaines se développent dans un environnement où les serpents se font rares. Lorsqu’ils surgissent dans la vie urbaine, ils rejoignent facilement la rubrique « faits insolites » des journaux. Cette rareté explique en partie la crainte et la fascination qu’ils suscitent. Pour autant leur symbolique négative n’est pas le propre des légendes d’aujourd’hui. Elle en fait est assez représentative de l’Occident chrétien.

Le serpent du jardin d’Eden

Ainsi, le serpent est l’animal rusé qui convainc Eve de goûter le fruit défendu de l’Arbre de la connaissance, et provoque la chute de l’Homme du jardin d’Eden dans la Genèse. Il est aussi « l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier« , chassé du Ciel par Saint Michel dans l’Apocalypse. Rapporté à l’expérience humaine, il est la tentation du péché présente en chacun de nous.

Le Tentateur et les Vierges folles, cathédrale de Strasbourg. (source : Coyau / Wikimédia) Le Tentateur cache des nuées de serpents, crapauds et autres lézards dans son dos.

« Le villageois et le serpent » (1668)

La dangerosité du serpent est souvent associée à un caractère sournois. On retrouve ainsi le motif du serpent qui se retourne contre son bienfaiteur dans « Le villageois et le serpent ». Datée de 1668, cette fable de La Fontaine met effectivement en scène un serpent sauvé du froid par un villageois qui le recueille et l’installe au coin du feu. Une fois ressuscité, l’âme du serpent « lui revient avecque la colère » :

Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur et son père.

Réagissant à temps, le villageois « tranche la Bête » et « fait trois Serpents de deux coups ».

Illustration : Le Villageois et le serpent : estampe de Gustave Doré. Source : Gallica.

Le parallèle est saisissant, si l’on revient à présent à notre histoire de « Serpent qui mesurait sa maîtresse ».

Une légende d’avertissement

Dans cette légende urbaine, l’héroïne est effectivement décrite comme très attachée à son serpent. Elle s’imagine partager de bons moments avec lui, en le laissant dormir à ses côtés (Newsner). Lorsqu’elle constate, dans une des versions, qu’il bouge contre elle, elle pense que l’animal cherche avant tout à communiquer (Le Démotivateur). Inversement le serpent agit, conformément à la réputation qui lui est associé, de « sang froid » : sondant ou mesurant sa victime pour mieux la manger. Le contraste entre la perception de la maîtresse et les intentions de l’animal est alors maximal. Il est accentué par le recours à un personnage féminin. Dans l’univers très stéréotypé des légendes urbaines on associe la femme, entre-autres, à l’empathie, à la capacité d’éprouver des sentiments et de l’attachement ; qualités ici synonyme d’aveuglement.

Une mise en garde contre l’adoption d’animaux non-domestiques

Dans « Le serpent qui mesurait sa maîtresse », la représentation traditionnelle du serpent comme animal sournois sert, en quelque-sorte, un message plus moderne ; la légende peut effectivement être lue comme une mise en garde contre l’adoption d’animaux non-domestiques auxquels ont pourrait prêter, de manière erronée, des facultés d’attachement similaires à celle des chiens ou des chats, voire des sentiments humains. Elle est sans doute née dans le sillage d’un engouement récent pour la terrariophilie. Bien qu’apparue au XIXe siècle, la passion pour l’élevage de serpents en captivité ne s’est effectivement popularisée que dans les années 1990 en France, souligne Vincent Noël dans Des reptiles ? Quelle horreur !.

Les serpents peuvent-il s’attacher à nous ?

« Les serpents ne sont pas des animaux sociaux et en général l’empathie, l’attachement est liée à la sociabilité. Ils reconnaissent leur soigneur, généralement à l’odeur, mais c’est limité » analyse Vincent Noël. « L’éthologie des reptiles est néanmoins peu étudiée, et les études menées montrent que ce sont des animaux aux capacités bien plus développées que ce qu’on pensait ». Anthropomorphiser un serpent peut conduire à des erreurs qui sont surtout dommageable pour l’animal. En dormant avec son serpent, on ignore qu’il a besoin de se sentir en sécurité dans son environnement. Ses impératifs biologiques doivent par ailleurs être respectés ; une température extérieure élevée est par exemple nécessaire à sa thermorégulation, ce que ne permet pas nos intérieurs.  Ce, même si le serpent présente des comportements, comme la placidité, que nous associons en tant qu’humains à un état de détente, et qui peuvent être un signe de stress chez ces reptiles.

Des accidents impliquant des serpents très rares

Les accidents mortels provoqués par des boas ou des pythons sont fortement médiatisés. Leur incidence est pourtant très rare si on les compare à d’autres risques comme les attaques de chiens, y compris dans des pays comme les États-Unis. Au moment où Snopes relève la circulation de la légende du « serpent qui mesurait sa maîtresse », l’histoire d’une famille australienne dont le chien a été avalé par un python fait par exemple le tour du monde. On retrouve sa trace jusque dans les journaux français ! Il en est de même pour les incidents liés à des serpents détenus en captivité, et qui appartiennent à des espèces majoritairement inoffensives. Les morsures sont fréquentes mais sans gravité. « L’erreur classique est de mettre la main dans le terrarium après avoir touché un rat. La main a la taille d’un rat, est chaude comme un rat et en plus sent le rat: le serpent peut alors mordre, mais il s’aperçoit vite de son erreur et lâche prise » explique le terrariophile. « A l’heure actuelle on ne connaît pas de cas de serpents ayant mangé leur propriétaire, il y a eu des attaques mortelles, mais elles se comptent sur les doigts d’une main et c’était en général de serpents de 5-6 mètres. Aucun cas n’est répertorié en France ».

Image à la Une : A red tailed boa par Steve Slater (source : FlickR)

Sources

Vincent Noël. 2016. Des reptiles? Quelle horreur!: Débarrassez-vous des préjugés sur les reptiles [lire en ligne]. Vincent NOEL – Tiliqua, le monde des lézards.

Anonyme. 2008. « Will Your Pet Snake “Measure” You Before Eating You? » Snopes.Com. Consulté 17 décembre 2019 (https://www.snopes.com/fact-check/snake-measure/).

« Snake » et articles associés dans Jan Harold Brunvand. 2002.Encyclopedia of Urban Legends. Sanata Barbara, Calif: Abc-clio.

Véronique Campion-Vincent. 1989. « Complots et avertissements: légendes urbaines dans la ville ». Revue Française de Sociologie 30(1):91.

« Les serpents de grands magasins » dans Véronique Campion-Vincent & Jean-Bruno Renard. 1992. Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui. Payot.

« Serpent » dans Jean Chevalier, Alain Gheerbrant. 1984. Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres.

David Emery. 2017. « The Case of the Choking Doberman ». LiveAbout. Consulté 17 décembre 2019 (https://www.liveabout.com/the-choking-doberman-3299147).

Mark A Mitchell. 2009. « CHAPTER 1 – HISTORY OF EXOTIC PETS ». P. 1‑3 in Manual of Exotic Pet Practice, édité par M. A. Mitchell et T. N. Tully. Saint Louis: W.B. Saunders.

Marc Pernot. 2019. « Le serpent qui donne la vie ». Oratoire du Louvre. Consulté 17 décembre 2019 (https://oratoiredulouvre.fr/libres-reflexions/predications/le-serpent-qui-donne-la-vie-nombres-21-jean-3).

Quelques mentions de la légende :

2019. « Tous les soirs, cette femme dormait avec son serpent. Puis un jour, il est tombé malade…elle l’a emmené chez le vétérinaire et a découvert quelque chose d’effrayant ! ». Tribunal du Net. (http://www.letribunaldunet.fr/animaux/soirs-cette-femme-dormait-serpent-puis-jour-tombe-malade-emmene-chez-veterinaire-a-decouvert-quelque-chose-deffrayant.html).

2018. « Elle dormait tous les soirs avec son serpent: une nuit, elle frôle le drame ». sudinfo.be. Consulté 17 décembre 2019 (https://www.sudinfo.be/id48987/article/2018-04-16/elle-dormait-tous-les-soirs-avec-son-serpent-une-nuit-elle-frole-le-drame).

2017. « Une femme dort avec son python tous les soirs : puis l’animal arrête de manger et le vétérinaire révèle l’horrible vérité ». Newsner Francais. Consulté 17 décembre 2019 (https://fr.newsner.com/animaux/histoire-drole-femme-dort-python-finit-regretter/).

2016. « Elle dort tous les soirs avec son serpent de compagnie, mais ce qu’elle va découvrir ensuite aurait pu lui coûter la vie ». Demotivateur. Consulté 17 décembre 2019 (https://www.demotivateur.fr/article/voici-comment-une-visite-chez-le-veterinaire-a-sauve-la-vie-a-cette-proprietaire-de-python–5099).

2016. « Elle dormait avec son python… un geste simple lui a sauvé la vie (VIDEO) ». Consulté 17 décembre 2019 (https://fr.news.yahoo.com/dormait-python-geste-simple-a-sauv%C3%A9-vie-video-170006085.html).

2011. « Un boa veut manger sa maîtresse ?? » lapassiondesreptiles.forumactif.com. Consulté 17 décembre 2019 (http://lapassiondesreptiles.forumactif.com/t21529-un-boa-veut-manger-sa-maitresse).

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