Née au début du XXe siècle à partir des réflexions du philosophe et occultiste Rudolph Steiner (1861-1925), l’agriculture biodynamique se développe en réaction contre l’agriculture intensive, mais également contre la science moderne. Ses pratiques, et la description qui en est faite par ses promoteurs, peuvent l’apparenter à une forme poussée d’agriculture biologique. La croyance en des mondes et des forces suprasensibles sont pourtant à l’origine et au cœur de cette agriculture « cosmique ».
Un modèle né en réaction à l’industrialisation de l’agriculture
L’agriculture biodynamique est née en 1924, sous l’impulsion du philosophe et occultiste Rudolph Steiner(1861-1925). L’homme est connu pour être le fondateur de l’anthroposophie. Ce courant ésotérique ne compte à l’heure actuelle que 44.000 membres, mais il est à l’origine d’initiatives influentes dans la mouvance écolo-alternative. Les écoles Steiner-Waldorf, les cosmétiques Weleda ou encore la Nef (banque coopérative) s’inspirent de la vision steinerienne du développement humain et de l’économie.
Dans une série de conférences, Steiner s’adresse à des agriculteurs inquiets, d’après le Mouvement de l’agriculture biodynamique, « de constater certains phénomènes comme la dégénérescence des plantes cultivées, la perte de fécondité des troupeaux ou la diminution de la qualité des aliments ». Il fustige l’agriculture industrielle qui, dans les pas de la révolution agricole, a profondément transformé les pratiques et les mentalités agricoles en Occident aux XIXe et XXe siècles. Si elle a permis de mettre fin aux famines en augmentant les rendements, cette révolution a effectivement mis à mal la polyculture vivrière ainsi que la cohésion des milieux ruraux. Le développement des transports ferroviaires, fluviaux et maritimes et l’engagement de gros capitaux dans le secteur agricole conduisent à une spécialisation de l’agriculture en fonction des avantages offerts par les marchés nationaux et internationaux. L’ère fordienne renforcera quant à elle la mécanisation et le recours aux engrais chimiques, ainsi que la compétition entre États industrialisés. On voit apparaître la corn belt aux USA, la monoculture de la vigne en France ou encore le mono-élevage au Danemark (Pointrineau & Wackerman, 2018).
Pour Steiner, cette industrialisation de l’agriculture est le fruit de la pensée moderne et d’une approche réductionniste et mécaniste de la nature. La biodynamie adopte au contraire un point de vue holistique. La ferme est considérée comme un organisme complexe, décrit comme une individualité où l’Homme occupe une place au même titre que l’animal, considéré comme un « partenaire ». Idéalement, cet organisme doit produire tout ce dont il a besoin pour son fonctionnement sur le plan de la fumure, des semences et des fourrages et avoir une activité la plus diversifiée possible. Le respect de la biodiversité, la production d’aliments de qualité, d’un humus vivant font partie des objectifs de la biodynamie. Auto-suffisante, la ferme n’en est pas moins appréhendée dans son environnement global : la planète Terre et le cosmos.
Steiner condamne également l’angle sous lequel est abordée l’agriculture dans les discours de son époque : celui, purement théorique, de l’économie. Il propose de recentrer ce discours sur la ferme elle-même, les plantes, et les pratiques des agriculteurs. A la différence du modèle industriel, l’agriculture biodynamique encourage à ce titre une grande personnalisation des pratiques, et une capacité à observer et expérimenter. Mais on peut ici reprocher à Steiner d’avoir lui aussi pensé son modèle agricole en dehors du sol. Steiner n’est pas agronome, mais philosophe. Le développement de l’agriculture biodynamique est surtout le fruit de son travail intellectuel et repose sur aucune véritable expérimentation. Steiner est avant tout guidé par les grands principes du courant ésotérique qu’il a fondé : l’anthroposophie, et par un système complexe de croyances sans fondement scientifique, qu’il invite à ne pas remettre en cause.
Une agriculture cosmique
Dans ses conférences aux agriculteurs, Steiner fait l’éloge de la capacité des paysans du passé à cultiver la terre en tenant intuitivement compte des forces à l’œuvre dans les mondes suprasensibles, ainsi que des rythmes cosmiques qui sous-tendent la marche de l’Univers. Les dictons et superstitions, pour certains encore observés aujourd’hui, peuvent à ce titre être vus comme des artéfacts de cette capacité disparue. Pour Steiner, l’Homme moderne a basculé dans le matérialisme, à mesure qu’il s’est incarné plus profondément dans son corps physique. La science moderne, en n’étudiant les phénomènes qu’au travers des seules lois de la physique et de la chimie, resterait à la surface des choses, et ne les comprendrait pas dans leur profondeur et leur globalité. Avec la « science de l’esprit », l’anthroposophie propose de retrouver un contact avec la réalité suprasensible du monde. Complémentaire de la science dite « matérialiste », elle se présente comme une « méthode d’investigation exacte du monde suprasensible » (Frankl-Lundbörg, 1977), et complémentaire de la science dite « matérialiste ».
Une agriculture qui tient compte de l’existence de réalités suprasensibles
Au-delà du monde physique, cette « science » reconnaît l’existence de plusieurs mondes suprasensibles. Le corps éthérique insuffle par exemple la vie et organise la matière. Le corps astral (appelé ainsi car les forces dont il est fait viendraient du cosmos) est quant à lui porteur du sentiment conscient et de la sensibilité. D’après Steiner, les minéraux ne posséderaient qu’un corps physique, là où les animaux seraient constitués des corps physique, éthérique et astral. Entre les deux, les végétaux seraient amputés du seul corps astral. Mais ils auraient tout de même besoin d’être à son contact. Le corps astral serait effectivement porteur d’une sensibilité qui aiderait le sol à « ressentir » si telle ou telle région manque d’eau par exemple.
Les préparations biodynamiques, originellement au nombre de 8 numérotées de 500 à 507, sont un élément central de l’agriculture biodynamique. Elles sont conçues pour stimuler et agir sur ces forces suprasensibles. La préparation de bouse de corne (500) permettrait d’attirer les courants éthériques alentours, grâce à l’action de la corne de vache, qui joue le rôle d’une sorte de récepteur. La préparation d’ortie (504) développe une forme de « sensibilité » dans le sol, en l’aidant à retenir l’azote qui, dans la vision de Steiner, est le support du corps astral.
Toutes agissent à des doses qualifiées d’homéopathiques. La silice de corne (501) est ainsi diluée à raison de 4 grammes pour 30 à 35 litres d’eau, et « dynamisée » une heure durant, selon une alternance vortex / chaos, avant d’être brumisée sur les plantes. A l’inverse des traitements de l’agriculture industrielle, la biodynamie réveille l’imaginaire d’une médecine inoffensive, qui aiderait l’ »organisme agricole » à se guérir de lui-même. Les préparations biodynamiques ne reposent cependant pas sur le principes de similitude, central dans l’homéopathie, où l’on soigne le mal par la cause du mal, à l’exception peut-être des traitements contre les nuisibles.
Pour lutter contre les mulots, Steiner recommande ainsi d’en capturer un, de le dépouiller de sa peau et de brûler celle-ci au moment où Vénus est devant la constellation du Scorpion. La cendre dispersée sur les champs aurait la propriété d’éloigner l’animal. Il ne resterait effectivement de la combustion que la « force négative qui s’oppose à la force de reproduction du mulot ».
Au rythme des astres
Par leur primitivité, les végétaux seraient plus influencés par les forces cosmiques que les humains. D’après Steiner, la vie terrestre serait le reflet de ce qui se joue dans le cosmos. Les rythmes biologiques reproduiraient le rythme des astres. Le cycle menstruel des femmes a la même durée que le cycle lunaire, sans toutefois coïncider avec celui-ci observe Steiner : il ne débute pas forcément à la nouvelle lune. Les humains se seraient effectivement partiellement émancipés des rythmes cosmiques, ce qui est cohérent dans la vision steinerienne avec l’idée que l’Homme, en s’incarnant plus profondément dans le corps, aurait perdu un contact direct avec les mondes suprasensibles. Ce n’est pas le cas des plantes, dont les cycles vitaux coïncident avec ceux des astres d’après les biodynamistes. La biodynamie tient ainsi particulièrement compte des rythmes cosmiques pour organiser la vie agricole.
Les planètes lointaines (Saturne, Jupiter et Mars) émettraient un rayonnement qui serait absorbé par la terre avant de remonter dans les hauteurs. Ce rayonnement jouerait un rôle dans la formation des plantes : la couleur rouge des roses serait ainsi due à l’action des forces venant de la planète Mars. En tenant compte de l’action de ces forces et de la position des planètes dans le ciel par rapport à la Terre, ainsi que de la structure du sol par lesquelles ces forces remontent, on pourrait les favoriser ou les réprimer, encourager la croissance des racines ou de la tige … etc. C’est un des rôles des préparations biodynamiques.
Maria Thun (1922-2012) a développé, à la suite de Steiner, un calendrier qui s’appuie sur le passage des planètes, de la Lune et du Soleil devant les constellations du zodiaque pour déterminer des jours propices à la croissance de certaines parties de la plante (racine, feuille, fleur, fruit) ainsi que les travaux agricoles à effectuer (semis, soins … etc). La popularité de ce calendrier dépasse largement le cadre de l’agriculture biodynamique. Le site du magazine de jardinage Rustica (diffusé chaque semaine à plus de 150.000 exemplaires) affiche un éphéméride basé sur les « recherches » de Maria Thun directement sur sa page d’accueil. Rustica se montre assez louangeur de la biodynamie d’une manière générale.
Biodynamie et agriculture biologique
La biodynamie se confond parfois aujourd’hui avec l’agriculture biologique et pour cause : les théories de Steiner ont pu participer sur le plan philosophique à la théorisation et à l’émergence du bio au début du siècle dernier, au côté de travaux d’agronomes. Le refus de l’approche mécaniste et réductionniste de l’agriculture industrielle ou encore la re-création d’un lien social entre agriculteurs et consommateurs se retrouvent par exemple dans la philosophie de l’agriculture biologique. Inutile de dire que toutes les exploitations en biodynamie sont, par ailleurs, aujourd’hui certifiées bio.
En plus des idées de Steiner, la biodynamie intègre naturellement des méthodes agricoles alternatives efficaces, comme la préparation du sol sans labour, l’utilisation du compost ou la polyculture, d’après Charlatans.info. « Elles ont démontré avoir des effets positifs sur la structure du sol, sur la flore et la faune du sol, la suppression de maladies, car elles ajoutent des matériaux organiques et réduisent la densité du terrain. Le fait d’associer des pratiques bénéfiques au mysticisme de la biodynamie, donne [cependant] à cette dernière un vernis de crédibilité scientifique qui, pourtant, n’est pas mérité ».
L’existence des mondes suprasensibles repose, malgré un enrobage scientifique, sur la « clairvoyance » et sur les visions du fondateur de l’anthroposophie ; quant aux « méthodes » de l’anthroposophie, elles recouvrent avant tout des techniques de développement spirituel, comme la méditation. Dans ses conférences, Steiner ne fait quasiment jamais référence à la moindre expérimentation et ne rend jamais compte des méthodes qu’il a employées pour « investiguer » les mondes suprasensibles et en déduire les principes de la biodynamie (en tout cas dans ses Conférences aux agriculteurs), si ce n’est par clairvoyance ou méditation. Les méthodes agricoles qu’il présente sont adossées à ces clairvoyances, que Steiner présente dans sa sixième conférence comme irréfutables, indiquant que les vérités de la « science de l’esprit » sont vraies par elles-mêmes et n’ont pas besoin d’être vérifiées, s’imposant en leur qualité d’être. Enfin, les explications de Steiner souffrent d’un manque de définition des termes employés et de l’usage de termes complexes et ambigus, qui peuvent conduire à de multiples interprétations.
Pour l’heure, les études scientifiques comparant les effets de l’agriculture biodynamique et biologique, et publiées dans des revues à comités de lecture, se sont surtout concentrées sur l’évaluation des préparations bio-dynamiques. Elles n’ont pas fourni de preuves de leur efficacité, tant sur la qualité des sols, du compost et de l’activité microbienne que des rendements, ou encore sur le contrôle des nuisibles ou des agents pathogènes. Les coûts associés à la formulation et à l’application des préparations représenteraient, en outre, une perte économique et une empreinte écologique supérieure à celle constatée dans les fermes et jardins entretenus de manière biologique (en raison des machines utilisées aujourd’hui pour dynamiser et répandre les préparations, d’ailleurs à l’encontre des conseils de Steiner, qui préférait des méthodes manuelles).
La croyance en l’influence des constellations semble, quant à elle, pure fantaisie, et prend place dans une conception de l’Univers géocentriste. Ces dernières « n’ont aucune existence réelle dans la mesure où les étoiles qui les composent sont parfois distantes de millions d’années-lumière les unes des autres. Si bien qu’un observateur situé à l’autre bout de la galaxie ne les verrait tout simplement pas! » fait judicieusement remarquer le journaliste et ingénieur agricole Marc Mennessier. Les recherches de Maria Thun (qualifiée de « chercheuse » dans le vocable de la biodynamie) sont prises pour référence mais, comme le note la Société nationale d’horticulture de France, ses travaux n’ont jamais été publiés dans des revues scientifiques ni soumis à expertise. La Société a par ailleurs réalisé une synthèse sur l’influence de la Lune. D’après cette synthèse, les effets lunaires semblent difficiles à mettre en évidence. Si la Lune pourrait jouer un rôle dans la pousse des végétaux, ce rôle serait quoi qu’il en soit faible et inexploitable. Tenir compte de la météo ou stratifier certaines graines pour favoriser la germination sont des procédés bien plus sûrs.
L’agriculture biodynamique représente, à l’heure actuelle, seulement 1% des surfaces cultivées en bio sur le territoire français soit 13.665 hectares en 2018, d’après le Mouvement de l’agriculture bio-dynamique. Mais l’influence de cette forme d’agriculture, qui connaît à l’heure actuelle une certaine popularité, va bien au delà de chiffres qui pourraient être qualifiés de négligeables. La biodynamie s’est par exemple taillée une solide notoriété dans le domaine du vin, grâce à l’adoption de cette méthode par des vignobles prestigieux et le relais de la presse. Ce fait est loin de surprendre : parce qu’elle repose sur la promesse d’une agriculture spirituelle, d’un lien intime entre l’agriculteur et la terre et considère la ferme comme un « individu », la biodynamie donne sans doute l’illusion de contribuer à l’obtention d’un goût unique et d’un vin doté d’une « personnalité ». La grande popularité du calendrier de Maria Thun, et sa présence dans les éphémérides de nombreux sites de jardinage, tels que Rustica ou Binette & Jardin du journal Le Monde a cependant de quoi interroger. Comme l’astrologie, la complexité de ses principes donne peut-être un aura de sérieux à cet almanach cosmique, relayé par des journalistes qui ne se sont jamais interrogés sur sa validité du point de vue scientifique. Les pratiques de jardinage avec la Lune sont par ailleurs répandues et tenaces, sans doute parce qu’à l’instar de nombreuses croyances, elles sont le reflet d’une pensée par analogie : si l’astre peut soulever les mers, pourquoi ne ferait-il pas pousser les plantes ? D’une manière générale, l’idée d’une ferme auto-régulée et d’une agriculture sans intrants parle à nos contemporains, adeptes d’une « religion de la nature » qui tend à considérer que tout ce qui est naturel est bon. Si les fondements de la biodynamie ont pu nourrir la philosophie de l’agriculture biologique à son émergence, il faut cependant rappeler que les pratiques spécifiques définies par Steiner et la « cosmologie » dans laquelle elles s’intègrent sont le fruit d’un penseur et d’une pensée éloignés du travail de la terre. Elles ont été élaborées en l’absence d’expérimentation et n’ont jamais été éprouvés scientifiquement. L’intégration de pratiques communes à celles de l’agriculture biologique et qui ont montré leur efficacité suffisent à expliquer la « réussite » des fermes biodynamiques : nul besoin de convoquer les astres et les constellations !
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Sources
Sites du Mouvement de l’agriculture biodynamique, de Demeter et de l’Agence bio.
« Agriculture biologique » sur Wikipédia.
« Le mythe de l’agriculture biodynamique », Charlatans.info.
Noëlle Dorion et Jacques Mouchotte, « Jardiner avec la Lune : mythe ou réalité ?« , Société nationale dhorticulture de France, 2012 .
Jean-Baptiste Malet, « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Le Monde diplomatique, juillet 2018.
Marc Mennessier, « La Lune a t-elle une influence réelle sur les plantes ?« , Le Figaro, mars 2015.
Abel Pointrineau et Gabriel Wackerman, « AGRICOLE RÉVOLUTION », Encyclopædia Universalis en ligne.
Stéphane Reynaud, « Premier pas en bio-dynamie« , Le Figaro Vin, janvier 2018.
Dossier réalisé par Chloé Barrand, Manon Decker et Coralie Dalban-Pilon sur l’agriculture biodynamique dans le cadre d’un cours de zététique de L1 Biologie. Disponible sur Cortecs, 2011.
Méta-analyse
Linda Chalker-Scott, « The Science Behind Biodynamic Preparations: A Literature Review« , Hort Technology, vol. 23 (2013), no. 6, p. 814-819.
Livres
Paul Ariès, Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte, Golias Éditions, 2001.
Otto Fraenkl-Lundborg, Qu’est-ce que l’anthroposophie ?, éditions Triades, 1977.
Mouvement de culture bio-dynamique, d’après Maria Thun et Mathias K. Thun, Calendrier des semis 2009.
Michel Onfray, « La théorie du fumier spirituel » dans Cosmos, Flammarion, 2015.
Rudolph Steiner, Agriculture : fondements spirituels de la méthode bio-dynamique, Éditions anthroposophiques romandes, 2006.
Une réponse sur « Les racines ésotériques de l’agriculture biodynamique »
[…] à lire une interview de Grégoire Perra pour le site Agriculture-environnement.fr ainsi qu’un article du site Spokus qui condense un nombre important […]