Longtemps méconnu, le rituel des cadenas d’amour s’est popularisé à partir des années 2000. Des millions d’amoureux ont ainsi accroché un cadenas marqué de leurs initiales aux ponts du monde entier, jetant ensuite la clé à l’eau pour se jurer fidélité ou marquer leur amour. D’où vient ce rite et quelle est sa signification ? Retour sur une coutume récente, fortement médiatisée et paradoxalement peu connue dans ses détails.
D’où viennent les cadenas d’amour ?
En 2007, la presse française commence à s’intéresser à un curieux phénomène, apparu sur le pont le plus ancien de Rome : « Depuis quelque temps, observe Geraldina Colotti dans Le Monde diplomatique, les réverbères du Ponte Milvio […] sont ceinturés par des chaînes et des cadenas. »
Le responsable de ces assemblages insolites serait, d’après certains journalistes, l’écrivain Federico Moccia. Dans son roman à succès Ho voglia di te (« J’ai envie de toi »), sorti en 2006, Gin raconte, au moment de passer sur le Pont Milvio, la légende des cadenas d’amour :
« Ça, c’est le troisième lampadaire en face de l’autre pont… Tu la vois, cette chaîne, autour ? […] Elle s’appelle la ‘‘chaîne des amoureux’’. On met un cadenas autour, on le ferme et on jette la clé dans le fleuve.
_ Et ensuite ?
_ On ne se quitte plus ! »
Voyant l’hésitation de Step, Gin le défie. Le jeune homme, ayant une chaîne et un cadenas sous la main, accomplit le rituel.
Dans l’adaptation cinématographique du roman, sortie l’année suivante, la scène a été simplifiée : il ne s’agit plus d’attacher une chaîne mais un simple cadenas. C’est ce rituel qui semble aujourd’hui le plus pratiqué, sans doute par commodité.
Interrogé par L’Actualité en 2009, Federico Moccia affirme que les milliers de couples qui imitent à présent Step et Gin « ont trouvé dans le rite amoureux [qu’il a] inventé une nouvelle façon d’exprimer leurs sentiments. » Avec un million d’exemplaires vendus en Italie pour son livre en 2007, l’écrivain est sans doute à l’origine des cadenas d’amour en tant que phénomène de masse, amplifié par la presse internationale et les réseaux sociaux (Houlbrook, 2021).
Le rituel en lui-même connaît, toutefois, des précédents qui ont pu, directement ou indirectement, l’inspirer. Les cadenas du Most Ljubavi qui remonteraient, en Serbie, à la Première Guerre mondiale sont beaucoup cités, notamment par Wikipédia. Dans son livre sur le sujet, Unlocking the Love-Lock (2021), Ceri Houlbrook se montre sceptique. Malgré des recherches intensives, cette historienne et folkloriste n’a rien trouvé qui viendrait confirmer l’ancienneté de cette pratique. Les traces les plus anciennes des cadenas d’amour remonteraient, d’après elle, plutôt aux années 1980. On peut citer, en particulier, les cadenas hongrois de Pécs :
Les cadenas de Pécs (Hongrie)
« La ville de Pécs [Hongrie] est en train de mener une guerre perdue d’avance contre les cadenas que les amoureux accrochent clandestinement aux statues et ponts pour symboliser la durabilité de leur affection », écrit ainsi le Toronto Star en 2003. « Cette curieuse tradition date du début des années 80, quand les amoureux ont commencé à accrocher des cadenas, sans aucune inscription, à une palissade au centre de Pécs, lieu caractérisé par sa magnifique cathédrale et ses anciennes tombes chrétiennes. » L’historienne de l’art Cynthia Hammond donne quelques éléments de contexte qui pourraient expliquer l’apparition des cadenas hongrois (2010). Au tournant des années 1980, les valeurs soviétiques ont connu une certaine baisse d’influence en Hongrie. Les cadenas seraient alors devenus une forme d’art urbain et contestataire contre une idéologie soviétique qui prohibe les marques d’amour en public, possiblement en lien avec l’esthétique punk (Sid Vicious, alors très populaire en Hongrie, arborait un cadenas autour du cou).
Les cadenas des conscrits à Merano (Italie)
En Italie, Ceri Houlbrook (2021) relève d’autres antécédents de cadenas accrochés, cette fois, à un pont. Leur signification s’éloigne toutefois de celle des cadenas d’amour. A Merano, par exemple, les conscrits avaient l’habitude d’accrocher les cadenas de leur casier de soldat au Ponte Teatro, pour fêter la fin de leur service militaire. Cette pratique, apparue dans les années 1980, a perduré jusqu’en 2005 (année qui marque la fin du service militaire obligatoire en Italie).
En remontant plus en amont dans l’histoire, la chercheuse note que les cadenas sont de longue date un symbole amoureux. Au Moyen-âge, il étaient par exemple populaires sous forme de médaillons offerts aux amoureux pour consolider leurs liens. Les cadenas sont effectivement des objets très solides, dont le rôle est de protéger des objets précieux ou de lier, en les verrouillant, deux éléments ensemble. Les ponts représentent, quant à eux, un espace de transition entre deux mondes mais aussi de connexion entre des territoires ou des personnes différentes dans le folklore. « Ils sont le lieu idéal de rencontre pour deux personnes souhaitant, de façon rituelle, déclarer leur engagement amoureux », affirme Ceri Houlbrook. Mais la popularité du pont comme lieu de dépôt pour les cadenas pourrait venir d’une raison plus prosaïque, d’après la folkloriste : en jetant la clé dans l’eau qui s’écoule sous leurs pieds, les amoureux peuvent la voir sombrer, comme si elle disparaissait à jamais.
De Paris aux villes de province
En 2009, Le Parisien évoque les chapelets de cadenas déposés par les touristes sur la passerelle Senghor pour marquer leur passage à Paris. Il faudra cependant attendre le 2 mai 2010 pour que la presse française parle de « cadenas d’amour ». Ce jour-là, l’AFP en compte 1.600, accrochés par des amoureux du monde entier aux parapets du pont des Arts.
Quelques-jours après cette première médiatisation, les cadenas disparaissent du jour au lendemain. On apprendra en juillet que le coupable est étudiant aux Beaux-arts et que les objets fracturés ont été transformés en sculpture.
Cela ne les empêche pas de refleurir par milliers en 2013. La coutume est désormais « si institutionnalisée que des vendeurs de cadenas ont installé commerce in situ, notamment sur le pont des Arts (VIe). » (Le Figaro, 06/09/13).
Une coutume qui fait débat
Le phénomène n’est pas sans faire grincer les dents de certains collectifs et associations de citoyens, souligne Stéphane Borraz (2019). L’inauthenticité de cette tradition “soi-disant parisienne”, la pollution générée par les milliers de clés jetées dans la Seine et la dénaturation du patrimoine architectural sont fréquemment dénoncés. Les garde-corps grillagés risquent, par ailleurs, de s’effondrer, avertit un ingénieur au Figaro. C’est ce qui arrive effectivement en juin 2014 : une des grilles tombe côté pont, ne faisant heureusement aucune victime.
La mairie, dépendante du tourisme, hésitait jusque-là sur la marche à suivre. En 2014, elle s’engage dans une politique plus répressive. Avec la campagne #lovewithoutlocks, elle encourage les touristes à poster des selfies plutôt que d’accrocher des cadenas d’amour. Les grilles du pont des Arts sont par ailleurs remplacées l’année suivante par des panneaux pour empêcher leur prolifération. Les mesures ne font, toutefois, pas reculer les amoureux. Ces derniers trouvent toujours où verrouiller leurs cadenas d’amour, comme l’explique Le Journal du Dimanche en 2021 :
Les couples ont vite identifié de nouveaux sites où sceller leur romance : la passerelle Simone-de-Beauvoir (12e et 13e), les grilles du Pont-Neuf (1er et 6e), les abords du canal Saint-Martin (10e)… Les services de la voirie enlèvent régulièrement ces cadenas, stockés dans des dépôts de la Ville de Paris. […]
Les jeunes couples prennent désormais de la hauteur, à Montmartre. Devant la basilique du Sacré-Cœur (18e), les balustrades qui encadrent le belvédère croulent à leur tour sous ces serments de métal. Les touristes internationaux étant absents, les cadenas datent pour la plupart de 2020 : « Daniela & Christian Marz 2020 », « Melissa con Guido 14-09-2020 », « Gaby & Juan Rodriguez Septembre 2020″… Mais les vendeurs à la sauvette tentent d’écouler leurs antivols auprès des jeunes Franciliens venus prendre le soleil d’hiver sur les marches, la capitale à leurs pieds.
Dans le reste de la France
Le phénomène gagne progressivement la province. « Après des villes comme Paris, Tokyo, Bruxelles, Prague, Rotterdam, Venise… c’est au tour de Clermont-Ferrand ! » se réjouit ainsi La Montagne en 2012. La même année, des cadenas sont signalés à Lyon. En 2013, viennent Agen, Griesheim ou encore Besançon, où L’Est Républicain célèbre en photo le premier cadenas du pont Canot :
Certaines villes sont confrontées aux mêmes problèmes que la capitale : à Strasbourg, la municipalité décide en 2016 de faire retirer quelque 3.500 cadenas de la passerelle des Deux-Rives, où des dégradations sont apparues.
Talisman ou objet sentimental ?
Dans toutes les villes où ils apparaissent, ces assemblages spontanés et formés de milliers de cadenas attirent le regard. La presse locale, qui suit et relaie avec enthousiasme leur développement, participe sans doute à faire connaître la pratique et encourage les amoureux à se joindre au rituel. La volonté d’ajouter une pierre à l’édifice ou de participer à ce que certains décrivent comme une mode ne suffit toutefois pas à expliquer les motivations profondes des participants au rituel.
Chaque cadenas a son histoire
Bien que globalisé et d’origine récente, le phénomène des cadenas est, effectivement, riche en significations et réappropriations. « Chaque cadenas d’amour a son histoire, et chacun d’eux a quelque-chose à dire des personnes, relations et événements à l’origine de leur dépôt », constate Ceri Houlbrook. La chercheuse a répertorié, chaque semaine, les quelque 723 cadenas accrochés à l’Oxford Bridge de Manchester sur une période de 5 ans (2014-2019). Elle a par ailleurs effectué des observations in-situ sur quelque 30 sites en Europe et mené des entretiens individuels avec des dépositaires.
Si une majorité des cadenas de l’Oxford Bridge fait référence à une relation amoureuse, certains célèbrent des amitiés (“BFF”, “Friends foreveR” etc.), des relations familiales (“Sisters forever” etc.), des événements tels que la naissance d’un enfant, un anniversaire ou la participation à un concert. Quelques cadenas commémoratifs, accrochés en souvenir de personnes décédées, figurent également sur le pont.
Les véritables cadenas d’amour reflètent, quant à eux, une grande diversité de motivations : célébration d’un anniversaire dans la relation, de noces d’or ou rappel d’un événement partagé. Sur les 338 cadenas qui comportent des dates, 48% font d’ailleurs référence à une date passée ou future et non à la date où le cadenas a été déposé.
Des marqueurs symboliques
Pour Ceri Houlbrook, ces artefacts ne sont pas réellement des objets auxquels on prête le pouvoir de protéger une relation : aucune des personnes interrogées par la chercheuse n’évoque cette croyance. Le rituel de dépôt de cadenas est, par ailleurs, rarement solennel : il s’accompagne de rires, de propos échangés, même s’il suit presque toujours la même séquence (on accroche le cadenas, on s’embrasse et on jette la clé, souvent sous l’œil d’un appareil photo ou d’une caméra).
Les cadenas choisis sont des objets banals et bon-marché, que les participants s’approprient et transforment en objets mnémotechniques, conçus pour marquer un événement et/ou représenter une relation particulière. Plus de la moitié des cadenas de l’Oxford Bridge comportent ainsi des dessins au marqueur, des stickers, des traces de vernis à ongles. Ils affichent, plus généralement, une grande diversité de couleurs. Ce sont des objets que les personnes interrogées par la chercheuse aiment revoir pour se rappeler un bon moment. Ils cherchent parfois même à les récupérer lorsque telle ou telle municipalité décide de les retirer. C’est le cas de Kirsty et Andy, qui gardent le leur au fond d’une boîte à souvenirs pour pouvoir le montrer à leur fils quand il sera grand, mais aussi de Mandy et Trisha qui prévoient d’insérer le cadenas retrouvé dans un cadre 3D.
Une nouvelle coutume plutôt qu’un phénomène de mode
Après un pic en 2014, où 257 articles en français dédiés au sujet apparaissent sur l’agrégateur d’articles de presse Europresse, le phénomène semble aujourd’hui moins faire parler : 30 articles à peine ont été publiés en 2019 et 7 en 2020.
Les données Google Trends pour la France sont moins tranchées : elles montrent un pic d’intérêt pour le sujet en 2014 et en 2018. L’année 2020, marquée par l’épidémie de coronavirus et deux confinements, voit en revancher chuter le nombre de requête Google sur les cadenas d’amour.
Baisse de la médiatisation
Les cadenas d’amour ont perdu leur nouveauté, et donc leur intérêt aux yeux des médias : le feuilleton parisien, avec ses disparitions de cadenas, ses réactions d’élus de la Ville ou d’opposants à la pratique, s’est essoufflé. La presse locale n’a plus forcément d’information nouvelle à communiquer, passées les premières apparitions et décisions de municipalités à l’encontre d’un rituel qui, mal maîtrisé, dégrade le patrimoine urbain. A Strasbourg les DNA consacrent, toutefois, un article aux cadenas en 2020 pour décrire une coutume en perte de vitesse mais toujours persistante sur les différents ponts de la ville. L’article du Journal du Dimanche montre, quant à lui, que la coutume est bien vivante à Paris, malgré une chute du nombre de visiteurs internationaux due à la pandémie.
Pour Ceri Houlbrook, la moindre médiatisation des cadenas d’amour ne signifie pas forcément que le phénomène est passé de mode :
« Il s’est arrêté dans certains endroits à cause des prohibitions. Mais dans d’autres lieux il est probablement devenu un rituel ancré, aussi établi que le fait de jeter des pièces dans la fontaine de Trevi ou de toucher certaines statues pour porter chance. La coutume a par ailleurs évolué. Pour certaines personnes, c’est un rituel commémoratif plutôt que romantique, utilisé pour adresser des messages aux défunts. Et j’ai vu aussi des photographies de cadenas d’amour remerciant le National Health Service [Service britannique de santé publique] lors de la pandémie ; un nouvel usage est donc apparu cette année. »
Image à la Une : Love locks, par Alyssa Black (source : FlickR)
Sources (hors articles de presse) :
Borraz, Stéphane. 2019. “Love and Locks: Consumers Making Pilgrimages and Performing Love Rituals.” Research in Consumer Behavior 20: 7–21.
Hammond, Cynthia. 2010. “Renegade Ornament and the Image of the Post-Socialist City: The Pécs ‘Love Locks’, Hungary.” In Halb-Vergangenheit, 181–93. https://www.academia.edu/7696737/Renegade_Ornament_and_the_Image_of_the_Post_Socialist_City_The_P%C3%A9cs_Love_Locks_Hungary.
Houlbrook, Ceri. 2021. Unlocking the Love-Lock: The History and Heritage of a Contemporary Custom. New York: Berghahn Books.