Un couple découvre avec horreur son petit chien rôti au milieu du plat qui lui est servi au restaurant chinois. Répandue en Occident, cette légende urbaine met en scène un quiproquo entre individus de cultures différentes et ses conséquences terribles. Elle repose toutefois sur des stéréotypes anciens et douteux.
Une légende connue depuis les années 30 ?
Un couple va dîner dans un restaurant chinois accompagné de son petit chien. Le serveur vient prendre la commande. Comme il ne maîtrise pas bien le français, le couple s’exprime par signes et demande, au passage, s’il est possible de servir un petit quelque-chose pour son animal de compagnie. Le serveur acquiesce et emmène le chien dans la cuisine. Il revient quelques temps après avec le plat commandé, que le couple savoure avec délectation. Ce n’est que plus tard, lorsqu’ils ne voient pas leur animal revenir, qu’ils découvrent l’horrible méprise : interprétant mal leurs instructions, le serveur pensait que le couple avait ramené le petit chien au restaurant pour qu’il leur soit cuisiné et servi !
Cette anecdote est populaire en France où elle se raconte principalement de bouche à oreille. Nous l’avons effectivement entendue à de nombreuses reprises depuis le milieu des années 1990. Elle semble toutefois peu répandue sur Internet et les réseaux sociaux, à l’exception d’une version publiée sur un site de voyage qui localise l’histoire en Chine et non en France. L’article, rédigé par une guide touristique, dénonce une « légende urbaine ».
Tintin et le Sceptre d’Ottokar (1939)
A juste titre, puisque l’histoire figure dans l’ouvrage d’Aurore Van de Winkel, Légendes urbaines de Belgique, sorti en 2017. La spécialiste des légendes urbaines suggère une origine ancienne de la légende, qui aurait inspiré Hergé pour une scène du Sceptre d’Ottokar où Tintin goûte par mégarde un gigot de jeune chien dans un restaurant syldave (1939). Ne voyant pas Milou revenir, il craint un instant avoir mangé son compagnon … Mais Milou était en réalité dans les cuisines de l’établissement, où il a dévoré saucisses et jambon avant de retrouver Tintin !
États-Unis – Dépêche Reuters (1971)
Dans un article pour le San Francisco Chronicle consacré à cette anecdote (1971), le chroniqueur Herb Caen affirme, par ailleurs, l’avoir déjà entendue à la fin des années 1930 aux États-Unis :
Je l’ai imprimée pour la première fois en 39, avec Chinatown comme arrière-plan. Je l’ai de nouveau entendue en 49, de New-York et en 59, elle est « survenue » à Honolulu.
La chronique de Herb Caen a été écrite en réaction à une dépêche de l’agence Reuters, « source fréquente d’histoires douteuses », explique le folkloriste Jan Harold Brunvand (1999). Publiée en 1971, cette dépêche reprend la légende : l’histoire se serait passée à Hong-Kong, le couple serait Suisse et aurait souhaité garder l’anonymat. Le chien, qui répondrait au nom de Rosa, aurait été servi avec « de la sauce pimentée et des pousses de bambous » (Brunvand, 1984). Bien que peu fiable, le récit a été publié par de nombreux journaux américains.
Le professeur associé d’études asio-américaines Robert Ji-Song Ku remarque que la circulation de cette légende dans la presse suit l’Immigration Act de 1965, qui entraîne la venue de nombreux immigrés asiatiques aux États-Unis (2018). A l’époque, beaucoup d’accusations de cynophagie (le fait de manger du chien) touchent la communauté asio-américaine, soupçonnée d’enlèvement de chiens de compagnie. Il n’existe pourtant que très peu d’affaires judiciaires et un des seuls cas connus met en cause un non-asiatique.
Italie – Reprise dans Fantozzi (1975)
Au cours des mêmes années 1970, l’histoire est particulièrement répandue en Italie. Elle figure dans une scène de Fantozzi (1975), film comique emblématique de l’époque. L’action se situe dans un restaurant japonais (alors que, paradoxalement, la viande de chien n’est pas consommée au Japon !) :
« La légende n’apparaît toutefois pas dans le livre du même nom, publié en 1971 », précise Sofia Lincos du site italien de référence sur les légendes urbaines Ceravolc.
De multiples versions
La légende circule sous de multiples versions : elle se passe tantôt dans un pays occidental, tantôt en Asie, en Chine ou à Hong-Kong. La nationalité du couple et la race du chien varient également, bien que le chien soit toujours décrit comme étant petit. Certains éléments dans la narration, comme la composition du plat, peuvent varier, même si ces changements sont mineurs. Enfin, les narrateurs ajoutent parfois des détails pour rendre leur histoire plus dramatique : la version rapportée par Aurore Van de Winkel précise, par exemple, que le couple n’a pas d’enfant et que l’animal leur procure « joie et amour depuis quatorze ans » (2017).
Un stéréotype qui remonte au XIXe siècle
Cette histoire s’appuie sur des stéréotypes répandus de longue date en Occident : les Chinois apprécieraient la viande de chien ainsi que d’autres mets douteux et se montreraient particulièrement insensibles voire cruels envers les animaux.
En 1853 un menu, soit-disant affiché par un restaurant chinois de San Francisco, est publié et commenté par de nombreux journaux français :
Côtelette de chat, 25 cents (2 cents valent environ 20 centimes) ; soupe au chien, 12 cents ; rôti de chien, 18 cents ; pâté de chien, 6 cents ; rat braisés, 6 cents (Journal des villes et des campagnes, 9/11/1853)
Le Charivari (1853) signe l’article le plus virulent, mettant en garde contre la tendance de l’Orient « à se déverser sur l’Occident ». Il complète avec d’autres clichés :
Le Chinois est sobre, patient, laborieux, économe plus que tous les autres peuples de la terre […] Les industries des grandes capitales doivent tomber entre des mains chinoises […] Dans dix ans qui sait si celui qui écrit ces lignes et ceux qui les lisent ne se feront pas raser la tête et ne porteront pas une seule mèche de cheveux
En 1867, une caricature du Monde illustré avertit que les personnes qui perdent leurs chiens pendant l’Exposition universelle pourront « les retrouver au restaurant chinois » :
Une pratique marginale en Chine
Si la viande de chien est effectivement consommée en Chine et dans d’autres pays d’Asie (Corée, Indonésie), elle l’est aussi dans certaines régions rurales de la Suisse, parmi les Berbères et certains peuples d’Afrique Noire et de Polynésie Française (Serra-Mallol, 2012). Elle a aussi été consommée en France jusqu’au XIXe siècle, notamment dans les périodes de disette comme lors du siège de Paris de 1870.
Symbolique ambivalente du chien
En Chine, cette pratique est marginale et de plus en plus décriée. A l’origine, les Chinois ont une relation moins étroite avec les chiens que les Occidentaux, explique Chunyan Li. Cette auteure et consultante spécialisée dans les affaires franco-chinoises évoque notamment la place ambiguë du chien dans la littérature chinoise classique, où il est tantôt loué pour sa fidélité, tantôt craint pour sa férocité ou la transmission de maladies comme la rage. Dans la Chine féodale, il est associé aux puissants qui n’hésitent pas à donner l’ordre à leurs chiens d’attaquer les plus pauvres en cas de conflit.
Un chien s’appuie sur son maître pour intimider les autres (Proverbe chinois)
Des chiens de compagnie dès la fin du Xe siècle
La viande de chien est toutefois bannie des banquets et repas officiels dès la fin du Xe siècle. Les dames de l’aristocratie adoptent, par ailleurs, des chiens comme animaux de compagnie. Cette pratique se diffuse parmi le peuple sous la dynastie des Song (960-1279).
La viande de chien bientôt interdite en Chine ?
Aujourd’hui, la consommation de chien concerne surtout certains villages, villes et provinces comme Canton. 10 millions de chiens seraient encore tués chaque année pour leur viande en Chine selon l’ONG Humane Society International citée par Le Parisien, soit 7,1 chiens pour 1.000 habitants, parfois dans des conditions terribles. Cette pratique choque de plus en plus les Chinois, nombreux à posséder des chiens de compagnie, au point que le ministère de l’Agriculture chinois a récemment proposé d’exclure le chien de la liste des animaux comestibles.
Une légende xénophobe
Le cliché des Chinois amateurs de viande de chien est souvent utilisé pour les décrire comme un peuple barbare, par opposition aux Occidentaux qui ont fait du chien un ami et un allié. Les Français sont pourtant 9,4 % à consommer du cheval, considéré lui aussi comme un animal de compagnie. Cette pratique, que l’on retrouve surtout dans le Nord de la France, choque d’ailleurs nos voisins britanniques. Elle rebute aussi de nombreux Français, pourtant amateurs de viande : 64 % des non-consommateurs de viande chevaline avancent un argument éthique, notamment le fait qu’ils aiment trop l’animal pour le manger (INRAE, 2020). Une réalité tout aussi complexe que celle des Chinois « mangeurs de chien ».
Restaurants exotiques et légendes urbaines
Si ce cliché se retrouve, encore aujourd’hui, dans les légendes urbaines, c’est parce que ces récits proposent une vision simplifiée de la réalité, où l’émotion prédominante est la peur : peur de l’autre mais aussi de la nouveauté et de l’inconnu. A l’exception de quelques légendes urbaines anti-racistes (Campion-Vincent, 1995), les étrangers y jouent donc un rôle négatif et sont fréquemment accusés d’actes cruels ou immoraux, qu’ils agissent de manière volontaire ou non.
Dans l’histoire du chien cuisiné, la présence de l’animal dans le plat s’explique par une trop grande différence culturelle entre Occidentaux et Asiatiques. Dans d’autres récits, les étrangers cachent des aliments dégoûtants dans leurs plats dans un but plus évident de tromperie afin de faire des économies ou de se venger de certains consommateurs : rat dans la nourriture asiatique (Campion-Vincent, 1994), sperme dans la sauce blanche ou chat dans la viande des kebabs (Van de Winkel, 2017). Enfin, en 2015, un hoax né en Algérie accusait les Egyptiens et les Lybiens d’exporter des oranges contaminées au VIH pour nuire aux musulmans, sur ordre des « sionistes ». Ce dernier type de récit met en avant un motif plus politique de contamination de la nourriture.
Les étrangers se retrouve aussi dans les légendes mettant en scène la sexualité, l’invasion du territoire et la violence urbaine (Renard, 2013) : kidnappings d’enfants pour le trafic d’organes par la communauté Rom, « traites des Blanches » dans les commerces juifs et arabes, etc.
Des conséquences malheureusement bien réelles
Au-delà des stéréotypes qu’elles véhiculent, ces légendes urbaines ont parfois des impacts directs et concrets. Victimes de mauvaises rumeurs, certains restaurants asiatiques voient par exemple leur clientèle se raréfier et sont obligés de démentir publiquement le fait d’avoir cuisiné et servi du chat ou du chien à leurs clients ! La presse régionale regorge de ce genre d’affaires qui touchent des villes comme Marsac (Sud Ouest, 23/07/2005), Auxerre (L’Yonne Républicaine, 2/11/2012) ou Saint-Quentin (Le Courrier Picard, 11/11/2019).
Image à la Une : Mark Waugh et cartridgesave.co.uk – source : FlickR
Bibliographie
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