La malédiction de la Dame Blanche (USA, Michael Chaves, avril 2019) met en scène la Llorona, mère devenue fantôme après avoir noyé ses enfants, et condamnée à l’errance. Jean-Bruno Renard, professeur émérite de sociologie à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3 et spécialiste des légendes urbaines, revient dans cet article pour Spokus sur les traces de cette célèbre Dame Blanche mexicaine, aux racines européennes et précolombiennes. Il interroge notamment sa survivance au XXe et au XXIe siècles en tant que légende urbaine, et sa signification dans le contexte latino-américain.
1. La légende de la Llorona
Le titre original du film qui sortira en salle le 17 avril 2019 est The Curse of La Llorona (La Malédiction de la Llorona). La légende de la Llorona est très ancienne et bien connue des Mexicains et des Américains d’origine mexicaine, notamment ceux qui habitent les États limitrophes du Mexique (Californie, Arizona, Nouveau-Mexique, Texas). Le réalisateur du film, Michael Chaves, est lui-même latino-américain. Un film au titre identique a été réalisé au Mexique il y a 58 ans, en 1961, par Rafael Baledón : La Maldición de la Llorona.
Quelle est cette légende ? La version la plus répandue est la suivante :
La Llorona [prononcez “Yorona”, qui signifie « la Pleureuse » en espagnol] est un fantôme, une femme vêtue de blanc qui marche dans la nuit et le brouillard, souvent près des cours d’eau, en pleurant, en gémissant et en appelant ses enfants perdus. De son vivant, cette femme a tué ses propres enfants en les noyant. Le ciel l’a condamnée à errer éternellement pour les rechercher. Dans certaines variantes de la légende, la Llorona menace ou attaque les personnes qu’elle rencontre et elle peut même enlever des enfants pour remplacer les siens.
Des folkloristes ont étudié l’origine et la diffusion de cette légende. À l’image de la culture populaire mexicaine, la légende de la Llorona est une synthèse, effectuée au XVIe siècle, entre des éléments provenant de la culture européenne et des éléments issus de la culture précolombienne. D’une part, il s’agit de la figure européenne de la Dame blanche, une femme qui a vécu un malheur et revient après sa mort sous forme de fantôme, et tout particulièrement la légende allemande de « la Dame blanche de Cologne » (XIVe s.) qui raconte qu’une jeune femme séduite et abandonnée enceinte se venge en tuant l’enfant qu’elle a eu de son amant, devient folle, et se pend ; son fantôme apparaît la nuit, et ceux qui la rencontrent meurent dans les jours qui suivent (Kirtley, 1960). Le choix du titre français du film de Michael Chaves – La Malédiction de la Dame blanche – est donc justifié ! D’autre part, il s’agit de la divinité aztèque Cihuacoatl, déesse de la maternité, qui a abandonné son fils à un carrefour et y revient pour pleurer la disparition de son enfant (Barakat, 1965). La synthèse culturelle a réussi et le récit légendaire s’est répandu au Mexique, puis dans toute l’aire latino-américaine. Le récit a circulé sous forme orale, mais la littérature, la chanson, l’iconographie populaire et le cinéma se sont vite emparés de l’histoire (Arora, 1981 ; Perez, 2008), par exemple la pièce de théâtre de l’écrivain mexicain Francisco Neve, La Llorona, en 1893 et le film d’horreur La Llorona, dû au réalisateur mexicain Ramón Peón en 1933.
La structure globale de l’histoire reste la même, mais des éléments sont l’objet de variantes. L’apparence de la Llorona peut être celle d’une belle jeune femme, mais aussi celle d’une vieille femme aux mains de sorcière ou d’une femme à tête de mort, peut-être par rapprochement avec la déesse Cihuacoatl et aussi avec la Santa Muerte ou le personnage de Catrina (squelette dans de beaux habits féminins) pendant la fête des morts au Mexique. Le nombre d’enfants tués est rarement précisé mais, lorsqu’il l’est, il est toujours supérieur à un, allant de 2 à 13. Si la noyade est le mode opératoire le plus fréquent pour tuer les enfants, on trouve aussi l’usage d’un couteau ou d’une hache. Après son crime, la mère meurtrière peut se suicider, notamment par noyade. Les récits ne sont pas précis et constants sur les motifs du meurtre des enfants. Le plus souvent, aucun motif n’est mentionné. Sinon, la folie est évoquée, ou la jalousie envers le père des enfants, qui fréquente une autre femme, ou encore le fait que la mère n’a plus d’argent pour nourrir ses enfants (on pense au conte du Petit Poucet où les parents rejettent leurs enfants pour cette raison). À la différence des histoires de fantômes où interviennent in fine le remords, le pardon et la rédemption, mettant un terme à la malédiction de la hantise, la légende de la Llorona ne comprend pas de regret, ni de contrition, de la part de la mère meurtrière. C’est une histoire sans fin, un éternel retour de la revenante.
La légende s’est ensuite diffusée dans la culture anglo-américaine, dans l’immédiat après-guerre, en s’intégrant durant les années 1950-1960 au répertoire des « légendes urbaines » qui circulaient parmi les écoliers et les lycéens comme « histoires (vraies ?) à faire peur ». Mais la légende reste peu connue en Europe, particulièrement en France.
2. De la légende traditionnelle à la légende urbaine
En s’adaptant au monde moderne, industriel et urbain, les légendes traditionnelles sont devenues des légendes urbaines. Ainsi, des variantes contemporaines de l’histoire de la Llorona font errer le fantôme dans les grandes villes et dans des lieux modernes comme les routes, les campus et les décharges publiques. Le film de Michael Chaves situe les apparitions de la Llorona à Los Angeles, ville latino-américaine, dans les années 1970. Ce n’est pas un hasard si le personnage de la Llorona a été intégré dans les légendes urbaines d’auto-stoppeuses fantômes. Dans ces récits, des femmes vêtues de blanc, une fois prises en stop dans une voiture, préviennent l’automobiliste d’un danger routier puis disparaissent brusquement ; plus tard, elles sont identifiées comme étant des personnes mortes dans un accident de voiture à l’endroit signalé. Des folkloristes nord-américains (George, 1972) ont observé qu’une histoire assez classique d’auto-stoppeuse fantôme, attestée au début des années 1970 dans la région des Grands Lacs, possédait une variante très intéressante : les narrateurs latino-américains identifiaient l’auto-stoppeuse comme étant une femme mexicaine qui avait tué ses enfants et dont le fantôme errait éternellement, autrement dit la Llorona !
C’est également par référence au légendaire traditionnel que les histoires européennes d’auto-stoppeuses fantômes parlent souvent de Dames blanches (Dumerchat, 1990), telles que la célèbre « Dame blanche de Palavas » (Hérault) qui a défrayé la chronique au printemps 1981 (Campion-Vincent & Renard, 2002). Ici, ce n’est plus le fantôme effrayant d’une mère meurtrière qui est évoqué, mais une figure bienveillante et protectrice.
3. L’interprétation de la légende
La croyance en l’existence de la Llorona, alimentée par les témoignages de personnes qui prétendent l’avoir entendue ou aperçue, remplit d’abord un rôle assez classique de Croquemitaine auprès des enfants, en les dissuadant de sortir la nuit et d’aller jouer dans des lieux dangereux comme les bords des cours d’eau ou les décharges publiques. Le folklore mondial abonde en croquemitaines divers, depuis le Père Fouettard jusqu’aux sirènes qui enlèvent les enfants au bord de l’océan, en passant par le Bogeyman anglais et el Coco espagnol, tous personnages effrayants dont on menace les enfants pour qu’ils soient sages. Le rapprochement entre la Llorona et la sirène se justifie doublement : d’une part à cause du rôle de l’eau dans la légende, d’autre part parce que la déesse aztèque Cihuacoatl, qui est l’autre modèle vraisemblable de la mère meurtrière mexicaine, est une femme-serpent.
Plus fondamentalement, la fascination qu’exerce la légende de la Llorona réside dans une peur ancrée dans les tréfonds de l’âme humaine, celle de la Mauvaise Mère, la Mère Terrible présente dans de nombreuses mythologies et évoquée par les psychanalystes (Lee-Herbert, 2018). Si des versions tardives de la légende racontent pudiquement que la femme pleure parce qu’elle a « perdu » ses enfants (Arora, 2000), la grande majorité des récits parlent explicitement du meurtre des enfants par leur mère, meurtre qui est à l’origine de la punition divine la condamnant à revenir sur terre sous forme d’un fantôme errant. Pour chaque être humain, mais spécialement pour les enfants, l’infanticide est une idée angoissante, qui se décline de l’indifférence jusqu’au meurtre, en passant par l’abandon. Ainsi, le motif de la décharge publique s’explique aisément : il s’agit du lieu où l’on abandonne, où l’on jette ce qui n’a plus de valeur et dont on veut se débarrasser. Pour les femmes, et avant tout pour les mères, l’infanticide prend naturellement une dimension supplémentaire : ce n’est plus la peur d’être tué par sa mère, c’est la peur d’être une mère qui tue ses enfants. Les psychanalystes parlent du complexe de Médée (Depaulis, 2008), en référence au personnage de la mythologie grecque qui tue ses deux enfants par jalousie et vengeance envers leur père, Jason, qui courtise une autre femme. La malédiction de la Llorona, mère meurtrière, se poursuit lorsque son fantôme enlève des enfants pour les faire disparaître.
À ces explications psychanalytiques s’ajoute un contexte sociologique particulier du rapport aux enfants en Amérique latine : depuis les années 1960, les pays d’Amérique latine sont des pourvoyeurs pour l’adoption d’enfants par des Européens ; les violences urbaines se traduisent parfois par des enlèvements et des morts d’enfants ; enfin, les abandons d’enfants y sont fréquents, alimentant les bandes d’« enfants des rues ». Comme l’écrit Catherine Vincent dans un article du Monde sur les enfants déracinés et abandonnés, ce phénomène est « déjà ancien en Amérique latine » (Vincent, 2009). Réelles ou fantasmatiques, les affaires d’abus sexuel d’enfants ont également contribué à susciter une culpabilité sociale ambiante (Campion-Vincent, 2008). On peut donc faire l’hypothèse que l’imaginaire latino-américain – et sans doute au-delà – exprime aujourd’hui de manière symbolique, à travers la légende de la Llorona, l’inquiétude et le remords collectifs devant la maltraitance et l’abandon des enfants.
Image à la Une : Affiche américaine de « La malédiction de la Dame Blanche » (The Curse of la Llorona), Michael Chaves, 2019. Avec l’aimable autorisation de Warner France.
Bibliographie
Arora, Shirley L. (1981), « La Llorona: the naturalization of a legend », Southwest Folklore, 5.1, p. 23-40.
Arora, Shirley L. (2000), « Hear and tell: children and the Llorona », Contemporary Legend, n.s. vol. 3, p. 27-44.
Barakat, Robert A. (1965), « Aztec motifs in “La Llorona” », Southern Folklore Quaterly, 29, p. 288-296.
Campion-Vincent, Véronique (2008), Comme un abus d’enfance, Paris, Éditions du Seuil.
Campion-Vincent, Véronique & Renard, Jean-Bruno (2002), Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », éd. originale 1992.
Depaulis, Alain (2008), Le complexe de Médée. Quand une mère prive le père de ses enfants, Paris, de Boeck, 1re éd. 2003.
Dumerchat, Frédéric (1990), « Les auto-stoppeurs fantômes. Des récits légendaires contemporains », Communications, n° 52 (« Rumeurs et légendes contemporaines », sous la direction de Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard), p. 249-281.
George, Philip Brandt (1972), « The ghost of Cline Avenue: “La Llorona” in the Calumet Region », Indiana Folklore, n° 5, p. 56-91.
Kirtley, Bacil F. (1960), « “La Lorona” and related themes », Western Folklore, vol. 19, n° 3, p. 155-168.
Lee-Herbert, Beth (2018) The Fertile Abyss: La Llorona, La Malinche, and the Role of the Terrible Mother Archetype in Transcending Oppression, Master of Arts in Counseling Psychology, Pacifica Graduate Institute, 26 February 2018. Source: https://media.proquest.com/media/pq/classic/doc/4326040377/fmt/ai/rep/NPDF?_s=kMiNxPiILhvo6pll54vCVQXuKZA%3D
Perez, Domino Renee (2008), There Was a Woman: La Llorona from folklore to popular culture, Austin (Texas), University of Texas Press.
Vincent, Catherine (2009), « De plus en plus d’enfants déracinés et abandonnés dans le monde », Le Monde, 2 juin 2009, site Web
Consulté le 27 janvier 2019.
3 réponses sur « « La malédiction de la Dame Blanche » et la légende mexicaine de la Llorona »
[…] La réunion de ces deux éléments – une légende située à la fois dans un passé récent et ancrée dans la civilisation moderne, caractérisée par « le multiculturalisme, l’économie industrielle, le milieu urbain, la dominance du paradigme technico-scientifique » (Renard, 2013) – explique peut être la jeunesse de l’expression légende urbaine. Ce n’est effectivement que dans les années 80 qu’elle se popularisera, sous la plume du folkloriste américain Jan Harold Brunvand. Des légendes contemporaines existaient toutefois au Moyen-Âge, et des récits datés du XIXe siècle peuvent rétrospectivement être rapprochés des légendes urbaines telles qu’on les connaît aujourd’hui, comme les piqueurs de fesses qui auraient sévit à Paris en 1819. Enfin, il faut préciser que certaines légendes urbaines – tels que les histoires de dames blanches – contiennent des éléments de légendes traditionnelles qui se sont transformés ou intégrés dans des récits contemporains. Ainsi, La Llorona continue t-elle d’apparaître dans les légendes d’auto-stoppeuses fantômes. […]
[…] déploie en une multitude de variantes, et a été étudiée dès 1942. Certaines de ces variantes intègrent des personnages du folklore local comme la Llorona dans les pays latino-américains ; d’autres des religieux au message prophétique. En France et en Belgique, on parle […]
[…] (1992), Souviens-toi l’été dernier (1997), Urban Legend (1998), La malédiction de la Dame Blanche (2019), etc. Les légendes urbaines sont une source inépuisable d’inspiration pour le cinéma, […]