Aux temps forts de la conquête spatiale, la NASA aurait dépensé des millions pour développer un stylo capable d’écrire dans l’espace … Là où les Soviétiques auraient résolu le problème avec un simple crayon !
C’est du moins ce que racontent les nombreuses versions de cette légende urbaine, qui circule depuis au moins la fin des années 1990 en France, aux États-Unis ou encore en Russie :
« Quand la NASA a envoyé les 1ers astronautes dans l’espace, ils se sont aperçus que le stylo ne fonctionnait pas en absence de gravité », explique ainsi un post Facebook daté de 2024. « pour résoudre le problème, il ont commandé une étude qui a coûté des millions de dollars, après des années de recherche, la NASA tenait maintenant un stylo capable d’écrire dans n’importe quelle position, en absence de gravité, car l’encre est liquide et en espace tout corps plane. Les soviétiques eux, ont préféré utilisé des crayons pour prendre des notes dans l’espace car les crayons n’ont pas d’encre ».
1. Une légende urbaine répandue en Occident comme en Russie
Dans certains récits, la NASA fait appel à une société externe pour concevoir le fameux stylo spatial. C’est le cas de cet exemple, rapporté sous forme de blague par le journal belge DH Les Sports en 2016 :
Dans d’autres, elle aurait dépensé, suivant les versions, entre des milliers et plusieurs milliards de dollars :
On trouve des traces plus anciennes de cette légende dans la presse britannique. Elle apparaît, par exemple, dans la rubrique « The Complainer » de The Express. Elle illustre le conseil de la semaine : « La solution la plus simple est souvent la meilleure – et la moins chère » :
Si elle est publiée dans les journaux occidentaux, on la retrouve également en Russie, comme nous l’ont confirmé les folkloristes russes Alexandra Arkhipova et Anna Kirzyuk. Elle conclut notamment un article du journal local Zapolarnaya Zvezda, qui relate une rencontre avec des astronautes :
Enfin, je tiens à vous raconter une histoire amusante de l’histoire de l’astronautique : la NASA a développé un stylo qui pourrait écrire dans l’espace. Et toutes les solutions techniques étaient trop complexes : il fallait que l’encre ne gèle pas, qu’elle adhère bien, etc., etc. Finalement, après avoir dépensé beaucoup d’efforts et d’argent pour concevoir ce prodige de la technologie, la NASA a reçu une lettre qui ne contenait qu’une seule phrase : « Avez-vous essayé un crayon ? ».
Shilovki V. Смотрели « Армагеддон ». Смеялись // Заполярная правда (Норильск) 22.12.1999 № 195 (traduit par nos soins à partir de la version anglaise d’Alexandra Arkhipova)
Elle fait par ailleurs l’objet d’une analyse de Provereno (2021), site de fact-checking russe, lequel nous apprend que la légende apparaît dans la série The West Wing en 2002, ainsi que dans les mémoires de l’économiste russe Mikhail Khazin.
2. Aux origines de la légende urbaine du stylo spatial
Le stylo spatial existe bel et bien. Retracer son histoire et le contexte de l’époque permet, entre-autres, de comprendre comment la légende d’une dépense inutile de la NASA a pu naître.
Le Space Pen : une invention sans lien avec la NASA
En 1965, les journaux relaient effectivement un certain nombre de polémiques liées à la mission Gemini 3. L’une d’entre-elles touche au prix dépensé par la NASA pour 34 porte-mines à 128,84 $ pièce, soit un total de 4.383,50 $. Cette somme choque les citoyens de l’époque, au point qu’un des membres de la Chambre des représentants écrit à l’administrateur de l’agence spatiale afin d’avoir des explications, comme nous l’apprend Dwayne A. Day dans un article pour The Space Review (2006). La NASA répond alors que les porte-mines ont été achetés pour 1,75 $ chacun, mais que des modifications bien plus coûteuses ont été nécessaires pour adapter ces objets aux conditions de l’espace. Une fois ces développements réalisés, la production d’unités supplémentaires devrait toutefois être moins coûteuse.
Le « vrai » stylo de l’espace naît à la même période. Il a effectivement été conçu de manière indépendante par Paul Fisher et sa Fisher Pen Company au milieu des années 1960. Comme le montrent les documents de l’époque, il n’y a pas eu de commande directe de la NASA pour sa conception, même si l’agence se procurera une des versions du stylo à 4 $ l’unité, dès 1967.
Les dangers des crayons à papier
Pourquoi acheter des « stylos de l’espace » plutôt que de banals crayons ? « Les astronautes américains comme russes utilisaient initialement des crayons à papier, mais ces instruments d’écriture n’étaient pas l’idéal : les mines pouvaient s’écailler et se briser. Avoir de tels objets flottant dans les capsules spatiales, dans un environnement proche de la gravité zéro, présentait des risques pour les astronautes et leur équipement », détaille David Mikkelson dans un article pour Snopes (2000).
Les Russes se convertiront, eux-aussi, rapidement au Space Pen. L’URSS commandera une centaine de stylos en 1969, informe la NASA (2010).
3. Interprétation de la légende
Malgré son inexactitude, la légende urbaine du « space pen » réémerge régulièrement sur les réseaux sociaux, sous de multiples versions.
Il faut dire que ce cas fictif d’« over-engineering » est l’exemple parfait pour dénoncer un argent public mal dépensé, par une administration capable d’inventer une solution complexe et coûteuse à un problème qui pourrait être résolu par du simple bon sens. D’ailleurs, la version américaine du récit se conclut souvent par une phrase ironique, et anti-taxes : « Your taxes are due again – enjoy paying them. » (« Vous devez à nouveau vos impôts – prenez bien du plaisir à les régler »). Cette histoire rejoint les très nombreuses légendes urbaines hostiles à la technologie, même si ici, ce ne sont pas ses dangers qui sont dénoncés, mais son inutilité.
Elle oppose, enfin, une vision très stéréotypée des Russes et des Occidentaux, qui se retrouve dans certains commentaires qui accompagnent la légende :
L’Occident capitaliste serait capable de dépenser des millions de dollars pour des solutions high-tech. Habitués à vivre dans la sobriété, les Russes auraient, au contraire, une approche aussi pragmatique que peu coûteuse des problèmes auxquels ils sont confrontés.