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Rumeurs & Légendes urbaines

Bloody Mary

« Bloody Mary, Bloody Mary… » Répéter ce nom face à un miroir ferait apparaître un esprit vengeur ! C’est du moins ce que se racontent des générations d’adolescentes et d’adolescents depuis le milieu des années 1960.

Black Madame en Suède (Ellis, 2004), Dame Blanche ou Bloody Mary en France … Si les noms diffèrent, le rituel du fantôme au miroir est relativement le même d’une version à l’autre. Il s’agit toujours d’appeler Bloody Mary dans l’obscurité, en répétant son nom un nombre déterminé de fois (généralement 3, 7, 13 ou 100 fois). La provoquer d’un « Bloody Mary, j’ai tué ton bébé ! », ou affirmer « Je crois en Bloody Mary » est recommandé dans certaines versions. Au moment de l’invocation, il peut aussi être conseillé de tourner sur soi-même ou de disposer une ou plusieurs bougies face au miroir. Le résultat est, toutefois, toujours le même : le fantôme apparaîtra pour effrayer, défigurer ou tuer les participants au rituel. Visage ensanglanté, traits défigurés ; son aspect est souvent terrifiant !

Qui est Bloody Mary ?

Mais qui est cet esprit vengeur ? Quelques légendes reviennent sur ses origines.

→ Une sorcière brûlée vive ou une femme tuée par son mari

Dans certaines versions où elle se fait appeler Mary Whales, Mary est présentée comme une sorcière brûlée au cour des procès de Salem (1692-1693) ou une femme tuée par un mari jaloux (Langlois, 1978).

→ La victime d’un accident de la route

D’autres légendes expliquent que le fantôme, prénommé Mary Worth, serait celui d’une jeune femme défigurée par un accident de voiture ou laide depuis sa naissance (Ellis, 2004). Ne supportant plus son reflet dans le miroir, elle aurait fait voler l’objet en éclats avant de prononcer une malédiction ; tout ceux qui oseraient l’invoquer face à leur psyché devraient subir sa vengeance !

Ce motif de l’accident de voiture semble le plus fréquent. On le retrouve dans d’étonnantes versions, collectées par la folkloriste Janet Langlois (1978), qui recyclent des éléments de la légende de l’autostoppeuse-fantôme.

JL : Maintenant, raconte-moi à nouveau l’histoire de Mary Whales … […]

G : Un jeune couple était en train de conduire. Et [Mary Whales] faisait de l’autostop car elle se rendait à une fête. Il pleuvait, c’était la nuit et, vous savez, elle était un peu trempée et elle saignait, elle avait des griffures au visage. [… Le couple] a pensé que ce serait sympa de la prendre […] Elle leur a donné son adresse. Mais, quand ils s’y sont rendus, elle avait disparu [de la voiture] ! Ils sont allés [voir la maison où ils étaient sensés la déposer] […] et [la mère de Mary] était là avec sa sœur. [La fille du couple a vu] une photo et a dit : « Nous avons pris en stop une fille qui ressemblait exactement à elle ce soir. »

Et la mère a répondu : « Non, ça ne pouvait pas être elle. Elle est morte il y a six ans. »

… Et après, il a eu ces enfants à l’école, ils ont parlé de ça et d’autres choses et ont convaincu tout le monde d’y croire et, du coup, on est allés dans la salle de bain et on a essayé.

JL : Dis-moi exactement ce que vous avez dû faire pour l’appeler.

G : Oui, […] tu peux l’appeler dix ou cent fois et l’appeler par son nom et dire : « Je crois en Mary Whales » et elle est sensée venir.

Échange entre Gia, 12 ans, et Janet Langlois

→ Le fantôme de Marie Ie d’Angleterre (1516-1558)

Marie Ire par Antonio Moro, 1554.
Marie Ire par Antonio Moro, 1554. (source : Wikipédia)

Enfin, certains affirment que le fantôme du miroir serait celui de Marie Ie d’Angleterre. D’après les tenants de cette version, la reine Marie aurait pris l’habitude de s’immerger dans le sang de jeunes filles vierges pour conserver sa jeunesse.Elle en aurait gagné le surnom de Bloody Mary. En réalité, ce sobriquet lui a été attribué « car elle a mis à mort un certain nombre de protestants au cours de son règne, essayant de ré-établir le catholicisme après les règnes de son père Henri VIII […] et de son frère Edouard VI » explique David Mikkelson, fondateur du site américain Snopes sur les légendes urbaines. La légende des bains de sang « est plutôt attachée à Elizabeth Bathory, une comtesse hongroise qui vécut de 1560 à 1614 ».

D’où vient le rituel de Bloody Mary ?

Le rituel de Bloody Mary est connu depuis le milieu des années 1960. Il est possible, avance Bill Ellis, qu’il s’inspire de pratiques plus anciennes.

→ Voir son amant dans le miroir

De nombreuses cartes postales américaines datées du début du XXe siècle mentionnent, par exemple, un rituel permettant d’apercevoir le visage de son futur mari dans le reflet d’un miroir. L’une d’elle est accompagnée de ces vers : « A la lueur d’une bougie / Il pourra être vu / A minuit précises / Le soir d’Halloween ». « Ces cartes reflètent une tradition bien vivante, remarque le folkloriste, les images qu’elles montrent étant difficilement, voire impossible à interpréter, sans être familier des rituels auxquelles elles font référence ». L’une d’elle est entourée de rangées de pommes. Un détail qui, d’après Bill Ellis, devient parlant si on s’intéresse à « Halloween » du poète écossais Robert Burns (1787) :

Prenez une bougie et allez seul face à un miroir ; mangez une pomme avant et certaines traditions disent que vous devez vous brosser les cheveux [tout au long du rituel] ; le visage de votre futur conjoint pourra être vu dans le miroir, comme s’il jetait un œil par dessus votre épaule.

Note de Robert Burns au poème « Halloween » (1787)

Carte postale de Fred Lounsbury, 1907 (source : Ruby Lane). Une simple recherche Google (« postcard Halloween mirror ») donne des exemples innombrables.

→ Le miroir, outil de communication avec les esprits

Cet usage divinatoire des miroirs (catoptromancie) remonte à l’Antiquité (Chevalier & Geerbrant, 2006). Dans l’histoire plus récente, les miroirs ont aussi pu être utilisés pour communiquer avec des entités surnaturelles. Ainsi, le savant anglais John Dee (1527-1608) utilisait un miroir d’obsidienne afin d’explorer le monde des esprits et recevoir des visions des anges (Caputo et al., 2021).

miroir obsidienne John Dee
Miroir d’obsidienne d’origine Aztèque, utilisé par John Dee pour osculter le monde des esprits. British Museum. Photo par Vassil. (source : Wikipédia)

Cet accessoire est encore utilisé par les sorcières et spirites d’aujourd’hui ; il figure d’ailleurs dans de nombreuses boutiques de magie en ligne. Sur le site de La coupe des fées, il est par exemple décrit comme l’ancêtre du miroir de clairvoyance, réputé « plus ‘intense’ et puissant que la boule de cristal traditionnelle. »

Popularisé par Raymond Moody (1994), le psychomanteum est un autre procédé utilisé dans le spiritisme afin de communiquer avec les défunts ; il s’agit d’une chambre noire, au centre de laquelle se tient un fauteuil où est assis le sujet, face à un grand miroir. Faiblement éclairé par l’arrière, il voit se refléter la pièce sans apercevoir sa silhouette. En fixant ce miroir, il pourrait entrer en contact avec des proches décédés.

Au moment de la mort, une tradition aujourd’hui tombée en désuétude voulait que « les miroirs, les glaces et tous les objets brillants [soient couverts] soit d’une serviette ou d’un linge blanc, soit d’une étoffe ou d’un voile noirs », explique Arnold Van Gennep (1946, Tome I. p. 676). Une des explications de cette coutume « est que, en se voyant si belle, l’âme ne voudrait plus s’en aller de la maison »

Explication psychologiques des phénomènes d’apparitions

Du rituel de Bloody Mary au psychomanteum, ces techniques d’invocation ou de communication avec les esprits peuvent être à l’origine d’expériences vécues comme paranormales. Des études en psychologie se sont intéressées à ces phénomènes (Caputo et al., 2021), avec des résultats différents suivant le protocole suivi.

→ Fixer son reflet, ou l’illusion de l’étranger du miroir

Lorsque les chercheurs demandent, par exemple, à des sujets de fixer leur visage dans un miroir pendant 10 minutes, ces derniers rapportent des expériences essentiellement visuelles ou corporelles. Dans une expérimentation menée en 2010 par le psychologue Giovanni B. Caputo, 66 % des 50 participants ont vu leur propre visage se déformer. En outre, pour 18 % des participants, ce visage prenait la forme de celui d’un proche, vivant ou décédé. 48 % ont, par ailleurs, rapporté avoir vu une figure monstrueuse ou fantastique.

→ Psychomanteum

Dans le cas du psychomanteum, les expériences vécues comme paranormales ou extra-ordinaires intègrent plutôt des sons, des odeurs ou l’impression d’être touché. Cette différence s’explique par la durée longue des expérimentations (45 à 90 minutes) et la déprivation sensorielle induite par le dispositif. Par ailleurs, les sujets qui se prêtent au psychomanteum ont généralement des attentes sur le déroulé de l’expérience (voir un proche décédé, par exemple), qu’ils aient été ou non influencés par l’expérimentateur.

Ces études montrent, en tout cas, que fixer un miroir, dans un environnement sombre, favorise l’apparition d’états modifiés de conscience ou d’hallucinations bénignes chez des sujets sains. « D’un point de vue perceptif, l’illusion de ‘l’étranger du miroir’ peut être expliquée par une perturbation du processus d’intégration des traits (yeux, nez, bouche, etc.) dans la représentation globale du visage (Thompson, 1980). La visualisation, sur une période longue, de stimuli du visage […] peut provoquer un assemblage aléatoire des traits qui génère des visages déformés ou brouillés » d’après Giovanni B. Caputo (2010).

Un jeu qui traverse les générations

Bloody Mary est un rituel universel, pratiqué par des générations d’adolescentes et d’adolescents, dans les internats ou lors de soirées-pyjama. Suivant sa culture personnelle, chacun peut voir derrière ce fantôme mystérieux la Dame Blanche, la Llorona ou encore la silhouette du fantôme de Ring (1998). C’est ce qui explique l’étonnante longévité de Bloody Mary qui, loin de disparaître, connaît aujourd’hui une seconde vie sur les plateformes de partage de vidéo. Dès 2008, on retrouve effectivement sur YouTube des vidéos où des internautes s’amusent à se filmer en invoquant le fantôme. Il faudra cependant attendre 2015 pour que ce qui est désormais appelé le « Bloody Mary Challenge » devienne viral.


→ Bloody Mary Challenge

Dépassant les 13 millions de vues, la vidéo de Guava Juice est l’une des plus partagées. Elle met en scène le youtubeur philippin et son complice, invoquant Mary à la lueur d’une bougie. Rien d’extraordinaire ne se passe au début … Bien vite, cependant, des événements étranges se produisent et l’un des deux youtubeurs retrouve des traces de griffes le long de son dos. Surfant sur le succès de cette figure folklorique, Guava Juice proposera d’autres « Bloody Mary Challenges » sur sa chaîne, dont un visible grâce à un casque de réalité virtuelle (VR). En France, les youtubeurs Adam le Rigolow (2019) et Zeypo (2016) s’y sont eux aussi essayé. Squeezie teste, quant à lui, un jeu en réalité virtuelle qui reproduit le rituel de Bloody Mary, dans une vidéo postée en 2016.

→ Un jeu pour se faire peur

Le rituel de Bloody Mary a pu, à une époque, être interprété par les adultes comme une forme de déviance, voir une activité conduisant les plus jeunes sur la voie du satanisme. Bill Ellis note, toutefois, que « comme d’autres activités de spiritisme contemporaines, le rituel du miroir attire un certain nombre d’adolescents justement parce que c’est à la fois excitant et contre les normes existantes d’avoir le pouvoir d’appeler des esprits dangereux. » (2004) Pour la plupart des jeunes qui le pratique, ce rituel est, par ailleurs, vu plutôt comme un jeu, une manière de se faire peur et de tester son courage, à un âge où on aime particulièrement les sensations fortes. Bloody Mary rejoint, à ce titre, la galerie des monstres d’aujourd’hui, aux côtés du Slender Man, des clowns menaçant ou encore de la Dame Blanche !

Image à la Une : The Self-Crucified, Clarence John Laughlin, 1940.

Sources :
Caputo, Giovanni B. « Strange-Face-in-the-Mirror Illusion ». Perception 39, no 7 (2010): 1007‑8. https://doi.org/10.1068/p6466.

Caputo, Giovanni B., Steven Jay Lynn, et James Houran. « Mirror- and Eye-Gazing: An Integrative Review of Induced Altered and Anomalous Experiences ». Imagination, Cognition and Personality 40, no 4 (1 juin 2021): 418‑57. https://doi.org/10.1177/0276236620969632.

Dundes, Alan. « Bloody Mary in the Mirror: A RITUAL REFLECTION OF PRE-PUBESCENT ANXIETY. » In Bloody Mary in the Mirror: Essays in Psychoanalytic Folkloristics, 76-94. Jackson: University Press of Mississippi, 2002.

Ellis, Bill. Lucifer Ascending: The Occult in Folklore and Popular Culture. Lexington: The University Press of Kentucky, 2004.

Gennep, Arnold van. Manuel de folklore français contemporain, Tome premier I Introduction générale et première partie : du berceau à la tombe Naissance Baptême Enfance Adolescence Fiançailles. Editions A. & J. Picard, 1972 (réimpression de l’édition de 1946).

Gheerbrant, Alain, et Jean Chevalier. « Miroir. » In Dictionnaire des symboles: Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris: Robert Laffont, 2006.

Guava Juice 2. BLOODY MARY CHALLENGE. Consulté le 25 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=1n6Wce1Qxd4.

Langlois, J. « Mary Whales, I Believe in You: Myth and Ritual Subdued ». Mary Whales, I Believe in You: Myth and Ritual Subdued 11, no 1 (1978): 5‑33.

Mikkelson, David. « Is the Bloody Mary Story True? » Snopes.com, 2001. https://www.snopes.com/fact-check/bloody-mary-story/.

SQUEEZIE. INVOQUER UN ESPRIT EN RÉALITÉ VIRTUELLE (Bloody Mary). Consulté le 25 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=trk6QfTFuC0.

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