Des laboratoires pharmaceutiques prêts à tout pour faire de l’argent avec le coronavirus, une arme biologique qui aurait échappé à l’État Chinois … Les théories du complot fleurissent depuis les prémices de la pandémie. Sans surprise, elles reprennent des thèmes et schémas « classiques » pour ce type de récits.
Complots & complotisme
Les complots existent et émaillent l’Histoire, de l’Antiquité à aujourd’hui : assassinats de leaders, renversements de régimes, entrisme de sectes dans les cercles de pouvoir … etc. Comme les théories du complot, leur ampleur peut être limitée ou mondiale. Ils dépassent parfois les fantasmes des meilleurs scénaristes : qui n’a pas regardé le documentaire Wild Wild Country, sur Netflix, en ayant l’impression de voir la plus folle des séries ?
Si les complots existent, dès lors, pourquoi classe t-on le complotisme du côté des croyances ? Véronique Campion-Vincent rappelle dans La société parano (2005) que les théories du complot correspondent soit à « des complots fantasmés, qui n’existent pas », soit à une déformation de « la présentation de complots réels […]. Les complots renvoient à des actes, les théories du complot à des perceptions ».
Ces perceptions reposent paradoxalement sur des éléments factuels, toutefois déformés par la toute puissance de la pensée complotiste. Les théories du complot constituent effectivement pour les personnes les plus engagées dans ce type de croyances « des approches du réel, des définitions du monde, un prisme au travers duquel ils interprètent tout ». En somme, tout n’est pas complot dans l’Histoire. Mais les complotistes interprètent tous les événements comme les fruits d’un complot écrit à l’avance.
Ainsi, la propagation du coronavirus a fait apparaître des théories qui font consensus sur un point : l’apparition du virus n’est pas le fruit du hasard. Il a été fabriqué par l’Homme. Elles divergent sur les auteurs de ce virus (l’État chinois, l’Institut Pasteur, les milliardaires mondiaux …), sa « sortie » accidentelle ou programmée, et le but initial de cette invention (réprimer la population, affaiblir l’Occident, vendre des vaccins ou convaincre une population récalcitrante à se faire vacciner, faire baisser la démographie mondiale …).
Peuple, élites & médias
D’un point de vue narratif, ces récits complotistes sont très similaires : ils reposent sur un imaginaire du complot qui oppose aujourd’hui le peuple aux élites (ce qui n’a pas toujours été le cas dans l’Histoire du conspirationnisme et du complotisme).
Le peuple est surtout envisagé dans sa dimension sociale ; c’est l’ensemble des personnes qui n’appartiennent pas aux classes dominantes (femmes et hommes politiques, institutions, firmes multinationales et leurs dirigeants, …) si on suit la définition du Trésor de la langue française. Le peuple est par essence honnête et détenteur du « bon sens », de valeurs morales qui le guident vers l’intérêt général. Il peut aussi être manipulé et rendu docile par la propagande des puissants (voire, dans les cas les plus extrêmes, par des technologies de « contrôle mental », auxquelles Véronique Campion-Vincent consacre un chapitre). A l’inverse, les élites sont fondamentalement mauvaises et poursuivent leurs propres intérêts. Ces intérêts peuvent être ceux d’une super-classe mondiale regroupant les élites politiques, culturelles et économiques du monde entier. Les élites n’hésitent pas à piétiner le peuple, si nécessaire, dans leur course au profit et au pouvoir. Le rôle des médias dans ce rapport de force est alors de masquer ou de falsifier la vérité au peuple pour couvrir les actions de l’élite.
Cette notion d’intérêt suprême des élites est présente dans les théories entourant la propagation du coronavirus. Bill Gates et les milliardaires mondiaux sont ainsi accusés de vouloir contrôler la population comme on prélève le gibier. Les laboratoires pharmaceutiques laisseraient, quant à eux, se répandre un virus pour pouvoir commercialiser un vaccin. La Chine, enfin, réprimerait sa population grâce au virus, et/ou chercherait à affaiblir l’Occident.
Dans ce paysage où des groupes sociaux s’opposent, on peut toutefois distinguer des personnages (une idée proposée par Marie Peltier dans Obsession, 2018, et que nous adaptons ici) : notamment des « éclairés » comme « Cat Antonio ». Cet homme apparaît dans une vidéo mettant en cause l’Institut Pasteur dans la « fabrication » du coronavirus. Grâce à leurs recherches, les « éclairés » voient au-delà de l’ordre apparent du monde et révèlent au peuple la vérité sur les agissements des puissants. On peut distinguer également des « élites repenties », comme cet espion chinois qui renie son ancienne appartenance pour révéler ce qu’il a vu de l’intérieur : la mise au point du virus par la Chine, dans un récit complotiste fictif pris au sérieux et partagé par des milliers d’internautes.
Signes cachés
Bien que la réalité soit masquée au peuple par la propagande médiatique, des indices permettent de lever le voile sur les complots qui se trament. Les théoriciens du complot se lancent ainsi dans la quête de signes cachés, présents dans les objets du quotidien ou dans les œuvres de culture populaire, ou de preuves plus tangibles de l’existence du complot.
La présence du mot « coronavirus » sur les flacons de gel hydroalcoolique datés de 2018 est, par exemple, interprétée comme une « faille » du système. C’est la preuve que le virus était connu avant son apparition officielle. Voire que des remèdes existent déjà et sont sciemment cachés au peuple. Coronavirus désigne pourtant la famille du virus à laquelle appartient le SRAS-CoV-2. Cette souche est à l’origine de la pandémie actuelle. D’autres coronavirus, plus bénins, provoquent de simples rhumes.
Un autre type de signes cachés est la présence de prédictions troublantes dans les films, séries, musiques, livres … etc. Elles peuvent être l’œuvre de médiums et devins, comme Sylvia Browne qui prédit, dans un livre publié en 2008, qu’une « maladie grave de type pneumonie se [répandrait] dans le monde entier » vers 2020. Cette révélation est spectaculaire en apparence. Mais, comme l’explique Snopes, elle intervient après l’épidémie de SRAS de 2003. Cet événement réel a pu inspirer celle qui se présente comme une « médium » dans ses spéculations sur le futur.
Le predictive programming est un autre type de prédictions, cette fois volontairement insérées par les commanditaires d’attentats ou d’événements tragiques dans des films ou séries connus. Le but serait de préparer « les esprits à la tragédie et aux changements sociétaux que les élites feraient adopter par la suite » explique un article de la rédaction de France 24 sur le sujet. Les Simpsons sont fréquemment soupçonnés d’être les instruments de cette pratique.
Un interprétation biaisée des indices
La collecte des indices et leur interprétation est sujette à de nombreuses distorsions, du fait du degré de croyance élevée au complot de certains complotistes. L’un des plus connu est le biais de confirmation, mécanisme par lequel on ne considère que les éléments qui vont dans le sens de nos croyances (voir Bronner, 2013 pour plus de détails).
Plus généralement, les théoriciens du complot brandissent des éléments factuels mal interprétés – ou interprétés dans le sens de la théorie qu’ils tentent de mettre sur pied. La vidéo de Cat Antonio repose ainsi sur une mauvaise interprétation d’un brevet. D’après le vidéaste complotiste, le coronavirus actuel aurait été crée et breveté en 2004 par l’Institut Pasteur. Sauf que le brevet qu’il mentionne dans sa vidéo concerne une séquence génétique du SARS-CoV. Il s’agit d’« un autre coronavirus qui toucha 8.000 personnes dans 30 pays en 2002-2003 et fit plus de 700 morts » explique AFP Factuel. Il a été déposé pour protéger la découverte de cette séquence, et non pour la création du virus en lui-même. Ce n’est en aucun cas la preuve d’une fabrication humaine du coronavirus, même si le terme d’« inventeur », qui s’applique ici à l’auteur d’une découverte, peut prêter à confusion.
Un autre biais très présent dans les théories du complot est le glissement qui s’opère entre une corrélation : la survenue de deux événements dans une même séquence temporelle ; et une causalité : le lien de cause à effet entre ces deux événements. Récemment un essai clinique de l’hydroxychloroquine sur 24 patients atteints de coronavirus s’est révélé positif. Or cette molécule, autrefois en accès libre, n’est aujourd’hui disponible que sur ordonnance. Son classement comme « substance dangereuse » est effectivement intervenu le 13 janvier 2020. Coïncidence ? Cette date correspond au moment de l’entrée du coronavirus en France. Les autorités se trouvent ainsi accusées de vouloir restreindre l’accès à un traitement efficace, jugé toutefois peu rémunérateur pour les firmes pharmaceutiques par les complotistes. En réalité, l’hydroxychloroquine est un dérivé de la chloroquine, molécule qui elle n’est accessible que sur ordonnance. La décision d’harmoniser les modes d’accès au médicament a été prise en octobre 2019, bien avant l’épidémie. Il s’agissait de protéger les patients d’un usage détourné. La corrélation des deux événements n’a ici pas de causalité. Quant à l’étude sur 24 patients, elle est jugée pour l’instant trop restreinte par la communauté scientifique pour conclure en l’efficacité du remède ; d’autres essais sont à prévoir.
Rien n’arrive par hasard !
Les débuts du SIDA dans les années 1980 généreront des théories similaires à celles qu’on connaît aujourd’hui pour le coronavirus. A l’époque, le fait qu’il n’existe aucun remède pour la maladie, si ce n’est des palliatifs, dépasse la raison. Tout comme son apparition soudaine ou le fait qu’elle semble toucher en priorité des communautés bien précises. La rapidité de l’épidémie de coronavirus, les mesures inédites de confinement et les scènes rapportées dans les hôpitaux sont elles aussi un choc pour l’opinion publique. L’Occident semblait effectivement être à l’abri des grandes épidémies qui ont secoué son histoire. Une certaine croyance en la toute puissance de l’Homme face à la nature semble être de mise dans le complotisme : si l’Homme n’arrive pas à prévenir le danger que représente un virus, c’est qu’il en est à l’origine.
Le discours complotiste a au moins deux propriétés : il rassure autant qu’il séduit. Nous ne sommes plus face à un phénomène dont les scientifiques, les acteurs publics, ne mesurent que partiellement les origines et l’ampleur. L’épidémie devient explicable, reliée à des causes simples et tangibles.
Tout prend par ailleurs du sens. Rien n’est effectivement laissé au hasard dans la vision complotiste qui est, en quelque-sorte, un réenchantement du monde. Chacun peut participer à cette quête de « vérité », au décryptage de ce « Da Vinci Code » grandeur nature : il suffit d’ouvrir les yeux et de chercher les signes du complot dans la masse d’informations en ligne, au travers des œuvres picturales, des scènes d’une série télévisée ou sur le plus anodin des objets.
Dépasser ce paradigme du complot, déconstruire le complotisme ne passe paradoxalement pas par la position contraire du complotisme, qui serait de nier l’existence de tout complot. Bien au contraire. Véronique Campion-Vincent invite en conclusion de son ouvrage à accepter la complexité d’un monde dans lequel les événements ne sont pas que le fruit d’un complot (mais peuvent l’être parfois), et sont surtout le fruit de causes multiples, qui se combinent « au lieu de s’exclure mutuellement ».
Image à la Une : Coronavirus, site de l’OMS
Sources :
Livres
BRONNER, Gérald, 2013. La démocratie des crédules. Paris : PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE – PUF. ISBN 978-2-13-060729-8.
CAMPION-VINCENT, Véronique, 2007. La société parano : Théories du complot, menaces et incertitudes. Paris : Payot. ISBN 978-2-228-90232-8.
PELTIER, Marie, 2018. Obsession : Dans les coulisses du récit complotiste. Paris : Inculte éditions. ISBN 979-10-95086-89-5.
Articles
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Chinese ‘spies’ did not steal deadly coronavirus from Canada, 2020. AFP Fact Check [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://factcheck.afp.com/chinese-spies-did-not-steal-deadly-coronavirus-canada
Coronavirus : Bill Gates ciblé par des rumeurs et infox complotistes, 2020. Le Monde.fr [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/02/05/coronavirus-bill-gates-cible-par-des-rumeurs-et-infox-complotistes_6028482_4355770.html
Coronavirus : notre guide pour distinguer les fausses rumeurs des vrais conseils, 2020. Le Monde.fr [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/03/13/coronavirus-petit-guide-pour-distinguer-les-fausses-rumeurs-des-vrais-conseils_6032938_4355770.html
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La chloroquine est-elle passée sous ordonnance au même moment que l’arrivée du coronavirus en France ?, [sans date]. LCI [en ligne]. [Consulté le 20 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lci.fr/sante/la-chloroquine-est-elle-passee-sous-ordonnance-au-meme-moment-que-l-arrivee-du-coronavirus-en-france-2148517.html
Le coronavirus, « arme biologique » ? Le vrai du faux d’une vidéo virale, 2020. Le Monde.fr [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/03/06/le-coronavirus-arme-biologique-le-vrai-du-faux-d-une-video-virale_6032098_4355770.html
Le coronavirus qui sévit en Chine n’a pas été « créé en 2003 aux USA », 2020. Le Monde.fr [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/01/27/le-coronavirus-qui-sevit-en-chine-n-a-pas-ete-cree-en-2003-aux-usa_6027390_4355770.html
L’étiquette de ce gel désinfectant ne prouve pas que le nouveau coronavirus existe depuis longtemps, 2020. Factuel [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://factuel.afp.com/letiquette-de-ce-gel-desinfectant-ne-prouve-pas-que-le-nouveau-coronavirus-existe-depuis-longtemps
Non, le Covid-19 n’est pas une « combinaison du SRAS et du sida », 2020. Le Monde.fr [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/03/09/non-le-covid-19-n-est-pas-une-combinaison-du-sras-et-du-sida_6032401_4355770.html
Nouveau coronavirus : épidémie mondiale de fausses informations, 2020. Factuel [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://factuel.afp.com/nouveau-coronavirus-epidemie-mondiale-de-fausses-informations
Pourquoi le coronavirus n’est probablement pas une « arme biologique », 2020. Conspiracy Watch | L’Observatoire du conspirationnisme [en ligne]. [Consulté le 19 mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.conspiracywatch.info/pourquoi-le-coronavirus-nest-probablement-pas-une-arme-biologique.html
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