Rapportée depuis près de deux siècles, l’histoire du Diable et de la cathédrale de Strasbourg reste la légende strasbourgeoise la plus connue.
« Le vent se fait sentir avec plus de violence qu’ailleurs dans les rues étroites qui longent les hautes constructions des églises et surtout des cathédrales, souvent bâties sur des lieux élevés ou tout au moins peu abrités » observe l’ethnologue Paul Sébillot (1843-1918), dans son ouvrage consacré au Folklore de France (1904). A Strasbourg, il semble tourner autour de l’édifice gothique et s’engouffrer dans la courte place qui devance la cathédrale. Les habitants de la ville sont nombreux à connaître la légende qui se propose d’expliquer le phénomène :
Le Diable, à cheval sur le vent, serait parvenu à Strasbourg. Remarquant la beauté de la Cathédrale, il aurait laissé le vent à l’entrée avant de pénétrer dans le bâtiment. Et, dans un état de profonde admiration, il aurait oublié d’en sortir. Le vent, qui l’attend depuis, s’impatiente et n’en finit plus de courir autour de l’édifice.
Le Diable vaniteux
Auguste Stoeber (1808-1884), célèbre folkloriste alsacien de langue allemande, rapporte une version similaire, déjà en circulation au XIXe siècle. Il est toutefois précisé que le Diable vit « sa propre statue à son fronton ; cela lui plut et il pensa que l’intérieur de cet édifice devait être beau ». Une fois entré, il fut prisonnier d’un charme et ne put jamais en sortir. « Dehors, le vent trouva le temps long et se mit à tourner autour de la cathédrale en hurlant. Aujourd’hui encore, il attend son maître et traîne sa folle existence autour de la cathédrale ».
La vanité du Diable est soulignée dans un guide pour enfants écrit par Cécile Dupeux, actuellement conservatrice au Musée de l’Oeuvre Notre-Dame :
[Le Diable] fut flatté de de se voir représenté parmi les sculptures et voulut s’assurer que son image décorait aussi l’intérieur de l’édifice (Dupeux, 2007).
Dans Les Légendes du Diable en Alsace (Batsberg, 2005), Gérard Leser livre une version très différente de l’histoire. En voyage en Europe, chevauchant le vent, le Diable apprit qu’une cathédrale se construisait à Strasbourg. Il arriva au milieu d’un gigantesque chantier et aperçut son portrait sous la forme de Tentateur et des Deux Vierges Folles, ensemble aujourd’hui représenté sur la façade occidentale de l’édifice :
Il décida d’entrer dans la nef et se fit surprendre par la clochette ponctuant le déroulement de la messe, alors qu’il admirait le Pilier des Anges. Il fut instantanément enfermé dans une des colonnes de grès de la cathédrale et ne réussit à s’enfuir qu’au bout de plusieurs siècles, oubliant sa monture.
Le contexte de cette version est très précis, ce qui laisse penser que les détails ont été en partie romancés. Après l’achèvement de la nef en 1275, débute effectivement la construction du massif occidental gothique. Les statues du Tentateur et des Vierges Folles sont datées, d’après le Musée de l’Oeuvre Notre-Dame, de 1280-1290. Un tel niveau de précision et de cohérence historique est rarement présent dans les légendes traditionnelles. C’est par ailleurs la seule version à mentionner comme cadre la cathédrale en chantier.
Le Diable surpris par la messe
Au delà de ces détails, la structure du récit de Gérard Leser est très similaire à d’autres versions de la légende : le motif du Diable qui se fait surprendre par un des éléments de la messe, et se trouve instantanément enfermé dans un pilier, se retrouve par exemple chez Kilchhoffer (1859) et Sébillot (1904) :
Satan s’ennuyant en enfer fit venir un vent du Harz pour lui servir de coursier aérien ; il tira vers Strasbourg, descendit de sa monture et entra dans la cathédrale en laissant le Vent sur la place. Il visitait toutes les curiosités de l’église, quand le prêtre éleva l’hostie : Satan se trouva aussitôt enfermé dans un pilier. Lequel ? on l’ignore ; mais le Vent l’attend toujours au dehors, et quand il s’impatiente, il remue les fenêtres et occasionne aux passants des aventures désagréables (Sébillot, 1904).
Gabriel Gravier, dans le volume IV de ses Légendes d’Alsace (1989), précise que le massif allemand du Harz est « appelé aussi Montagne de Walpurgis […] la croyance populaire [en] a fait un haut lieu de la sorcellerie. Goethe évoque ce lieu maudit dans le célèbre passage de Faust se rapportant à la Nuit de Walpurgis ».
D’autres légendes en France …
La légende strasbourgeoise n’est pas la seule à mettre en scène le vent soufflant aux abords des cathédrales. En France et ailleurs, cette particularité est souvent expliquée de manière surnaturelle. « Suivant le thème le plus répandu, c’est le vent personnifié qui y souffle pour se distraire d’une attente prolongée », constate Paul Sébillot (1904). Par exemple en Bourgogne :
Le Vent et le Diable qui parcouraient le monde ensemble, se trouvèrent un jour près de la cathédrale d’Autun, et le Diable ayant appris que le chapitre était réuni et ne pouvait se mettre d’accord, dit à son ami qu’il pouvait entrer pour rétablir la paix, et qu’il n’y serait qu’un moment ; il y est resté, les chanoines étant toujours en discussion, et le Vent qui s’ennuie souffle tout autour, relevant les robes et emportant les chapeaux (Sébillot, 1904).
Il est toutefois probable que la légende strasbourgeoise soit, à l’heure d’aujourd’hui, une des plus connues et actives. Dans les versions orales et contemporaines, c’est la complexité et la magnificence de la cathédrale qui retient le Diable et le conduit à s’oublier dans le dédale des statues et ornementations. Par ce récit, les Strasbourgeois expriment en quelque-sorte leur fierté pour ce monument et sa flèche, « prodige du gigantesque et du délicat » d’après Victor Hugo !
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Sources
Cécile Dupeux, ill. de Serge Bloch. « Un vent du diable » dans Le Petit guide d’une grande cathédrale, p. 16. Musées de la Ville de Strasbourg, 2007.
Maurice Engelhard. « Les légendes de la cathédrale » dans Souvenirs d’Alsace. 1890.
Gabriel Gravier. « Cathédrale de Strasbourg » dans Légendes d’Alsace, tome IV, p. 110-130. Le Mouton Bleu, 1989.
Marie-Claude Groshens. « Le coup de vent du diable et le parvis » dans Récits et contes populaires d’Alsace, vol. 1, p. 73. Gallimard, 1975.
Kilchhofer. Article paru dans Elsässiches Samstagsblatt, n°17, 1859, cité sous forme d’extrait par A. Stober.
Gérard Léser. « Le vent sur la place de la cathédrale de Strasbourg » dans Les légendes du diable en Alsace, p. 27-29. Le Batsberg, 2004.
Paul Sébillot. « Le pourtour des églises » dans Le folklore de France, vol. 4a Les Monuments. Réed. chez PNRG, 2018.
Auguste Stober. « 293. Le vent sur la place de la cathédrale Strasbourgeoise » dans Mille ans d’histoires, de légendes et de traditions orales, vol. 2 : Basse-Alsace. Réed. et trad. française chez Cayelles, 2008.
Sur l’histoire de la cathédrale :
Sabine Bengel et al. Bâtisseurs de cathédrales. La nuée bleue, 2014.
2 réponses sur « Le Diable et le vent autour de la cathédrale de Strasbourg »
[…] dans l’Apocalypse. Cette représentation se retrouve, par exemple, dans la statuaire de la cathédrale de Strasbourg où le Tentateur, qui séduit les Vierges folles, cache dans son dos des nuées de serpents, de […]
[…] se distingue des légendes traditionnelles, situées, elles, dans un passé lointain, comme la légende strasbourgeoise du Diable et du vent autour de la cathédrale. Ainsi, au XVIIIe siècle, Voltaire « déconstruit magistralement la légende de la bataille du […]