Au cœur de la Grande Guerre, les « Légende-prière du Saint-Sépulcre » et chaînes de prières circulent parmi les poilus et leurs familles. D’une prétendue origine divine, elles promettent à leur destinataire la protection contre la mort, à condition toutefois d’être copiées, la plupart du temps neuf fois, et diffusées de main en main ou bien par la Poste :
Oh Jésus, je viens implorer de vous secours.
Cœur de Jésus sauvez la France.
Protégez-nous des balles allemandes.
Jeanne d’Arc sauvez nous.
St-Michel priez pour nous.
Cette prière m’a été envoyée, et doit être envoyée sur tout le front entier
Copiez-là – il est dit que ceux qui la négligerons aurait du malheur.
Envoyez-là à 9 personnes différentes et le 9e jour il vous arrivera une grande joie*.
(texte collecté par Charles Calippe, Revue du clergé français, 1916)
« Après les chaînes de prières condamnées par nos évêques, voici maintenant qu’on inonde certains pays de tracts relatifs à une lettre du bon Dieu trouvée sur l’autel, en l’église paroissiale de Lille en 1823 » s’inquiète La Croix, en 1916. « Ceux qui répandent ces feuilles visent évidemment à détourner les populations de la piété en la rendant ridicule » conclut une brève du journal.
Dénoncées par les revues catholiques et les bulletins paroissiaux au cours de la Première Guerre mondiale, légendes et chaînes de prières ne sont, pourtant, pas nées à la faveur du conflit. Elles « sévissaient [déjà] un peu partout avant la guerre. La plupart des Semaines diocésaines contiennent là-dessus des condamnations épiscopales » note Lucien Roure, dans la revue jésuite Études en 1917.
Ces chaînes de prières, qui préfigurent les chaînes « modernes » en invitant leur destinataire à recopier leur message en un certain nombre d’exemplaires avant de le diffuser, semblent s’être développées au début du XXe siècle. Elles coexistent durant la Grande Guerre avec une forme apparemment moins répandue : les « légendes-prières », datées au moins du XIXe siècle.
Au XIXe siècle, les légendes-prières
Elles circulaient de main en main, étaient recopiées et déposées dans les églises, avant, sans doute, de connaître une diffusion par la Poste. Les légendes-prières promettaient, au XIXe et au début du XXe siècle, la guérison et la protection contre toutes sortes de maux :
Oraison à la Vierge « trouvée dans le Saint Sépulcre de Jérusalem par un prêtre, après avoir dit sa messe, enveloppé dans un linge, chose étonnante et merveilleuse. Il fut grandement étonné quand il sut bien l’explication. Quiconque l’aura sur soi, ne craindera aucun mal, ne sera point condamné injustement et ne mourra pas sans confession ni par le feu ni en bataille, il ne servira pas de faux témoin. Si une personne était possédée des démons, mettez la sur elle, incontinent elle sera délivrée, de même celui qui la portera dévotement sera assuré de voir trois heures avant sa mort Notre-Dame de Bonsecours »
(Oraison à la Vierge, citée par Michel Le Pesant dans Annales de Normandie, 1954, et datée de la mi-XIXe).
La « Lettre du Bon Dieu » appelle, dans ses différentes versions, à respecter certains devoirs chrétiens :
« Lettre du Bon Dieu. Paroles de Jésus Christ à La Chapelaude, le 23 juin 1867. Cette lettre fut écrite par Dieu, en lettres d’or, trouvée à la fougeur des près, à Saint-Amand, avec une petite croix. Ladite lettre fut expliquée par un enfant de sept ans, qui n’avait jamais parlé, en ces termes :
« Soyez chrétiens. Je vous écris de sanctifier le jour du dimanche et les fêtes exigées par moi. Vous saurez que je vous donne six jours et le septième pour vous reposer et me servir, pour éviter les maladies et pour secourir les pauvres dans leur nécessité, car, suivant les règles, vos champs et les bestiaux et tout ce que vous possédez seront remplis de mes bénédictions. Mais si vous ne suivez pas mes règles, je ferai tomber mes malédictions. Et vous aurez la peste, la grêle et toutes sortes de fléaux, de la famine et de grandes sècheresses. Je vous montrerai ma colère, je vous montrerai des signes dans le soleil et de grands tremblements de terre et beaucoup d’autres choses pour vous faire comprendre que je suis votre maître. Vous direz tous les vendredis cinq Pater et cinq Ave en mémoire de mes souffrances, de ma Passion que j’ai souffert sur la croix pour vous racheter de vos péchés. Vous porterez toujours cette lettre sur vous. Vous la donnerez à tous ceux qui voudront la recevoir avec vénération. Ceux qui voudront pas croire en cette lettre, écrite par mes mains, je vous prononce de ma bouche, seront punis au jour du jugement ainsi que tous ceux qui la tiendront chez eux sans la faire voir seront maudits de Dieu. Ceux qui seront contents de la faire voir, de la publier et de la copier seront bénis de mes mains auraient-ils autant de péchés qu’il y a d’étoiles dans le firmament; si vous avez regret de les avoir commis, ils vous seront pardonnés. Bienheureux ceux qui porteront cette lettre bien souvent ou dans les maisons en mémoire de moi. Jamais la foudre ou le tonnerre ne leur fera aucun mal. Je suis Dieu, jésus Christ, le Sauveur du monde. Ainsi soit-il. »(Lettre au Bon Dieu, citée par Camille Gagnon, dans Le folklore bourbonnais, 1987, archives personnelles de l’auteur)
Mais la plupart des légendes-prières ne demandaient, en contrepartie de leurs bienfaits, qu’à être portées sur soi ou diffusées au plus grand nombre.
Une origine divine
En introduction, elles proclamaient fréquemment leur origine divine :
Oraison qui a été trouvée dans le temple de Dieu, écrite de sa propre main, avec la figure de la Sainte Croix, qui fut expliquée par un orphelin âgé d’un an qui ne parlait pas encore.
(légende prière citée par Michel Le Pesant, et trouvée dans un cahier daté de 1852).
Elles pouvaient aussi avoir été, prétendument, recommandées par l’archevêque, ou par le Pape, comme dans cette version de « L’Oraison au Saint Sépulcre », destinée au colportage et recueillie par La Petite Revue en 1866 à Évreux :
Avis aux Chrétiens et aux Chrétiennes. — Le présent voyageur vendra cette lettre 10 centimes : il lui est défendu d’exiger davantage. Cette lettre est utile à tous les Chrétiens et ne sera vendue que par le sieur Focro, porteur de papiers publics, natif de Vernantes, département de Maine-et-Loire.
Cette lettre a été bénite par notre Saint-Père le Pape Grégoire XVI, en 1840.
Il donnera en sus la relique de saint Michel, qui préserve de tous malheurs et dangers, sans choix.
Tous ceux et celles qui porteront cette lettre auront cinq jours d’indulgences, accordés par notre Saint- Père le Pape.
Lettres-talisman
Les légendes-prières se montraient généralement moins précises dans leurs instructions de diffusion que les modernes chaînes de Saint-Antoine. Elles étaient, par ailleurs, souvent destinées à être gardées sur soi, comme une sorte de talisman. Elles faisaient parfois peser sur leur destinataire une forme de menace que l’on retrouve dans les chaînes d’aujourd’hui :
Si vous suivez cette lettre vos biens, vos maisons seront remplis de bénédictions ; au contraire si vous ne suivez pas cette lettre, la malédiction vous surviendra sur vous et sur vos enfants et ce qui vous appartient, vous aurez la peste, la famine et toutes sortes d’afflictions… ceux qui auront la présente qui est dictée de ma propre bouche, écrite de ma main, qui la tiendront aussi dans leur maisons sans la publier à personne seront oubliés de moy le jour du jugement au lieu que s’il la publie, ils seront bénis de moy… heureux ceux qui la porteront sur eux, la garderont dans leurs maisons, le malin esprit ni le feu ni foudre ni la tempête ne les toucheront point ; lorsqu’une famme en travail d’enfant souffrira beaucoup, mettez la seür elle
(légende prière citée par Michel Le Pesant, et trouvée dans un cahier daté de 1852).
Les « prières pour obtenir la guérison »
Une petite brochure destinée au colportage, datée de la deuxième moitié du XIXe siècle, et collectée par Michel Le Pesant (Annales de Normandie, 1953), donne quelques exemples de prières plus spécifiques : « Oraison pour guérir toutes sortes de brûlures », « Prière pour la teigne », « Oraison pour le mal d’yeux ». A la différence des légendes-prières, ces prières pour obtenir la guérison ne sont pas à proprement parler des chaînes ou des légendes-prières :
Par trois fois différentes, vous soufflerez dessus en forme de croix, et direz : Feu de Dieu perd ta chaleur comme Judas perdit sa couleur quand il trahit Notre Seigneur au Jardin des Olives ! et nommez le nom de la personne disant : Dieu l’a guéri par sa puissance, sans oublier la neuvaine à l’intention des cinq plaies de N.-S. Jésus-Christ. Ainsi soit-il.
Elles ne prémunissent pas contre un malheur ou une série de malheurs futurs mais agissent sur des maux précis. D’après le Dr. Delaunay, auteur d’un essai sur la Médecine populaire publié en feuilleton dans La Médecine internationale illustrée en 1930, ces prières dateraient au moins de Moyen-âge, tout comme la « spécialisation » des saints dans la guérison des maux ou l’obtention de faveurs, selon un symbolisme évident : Sainte-Claire guérissant la vue ou Saint-Aurélien la surdité.
Les chaînes de prières dans la vague de foi de la Grande Guerre
Au moment de la distribution du courrier, un soldat semble étonné de recevoir du courrier, lui à qui on n’écrit jamais d’habitude. Est-ce une « marraine » ? Bien vite, il demande neuf feuilles à son voisin. A le voir écrire, il ne semble que copier. Interloqué, le vicaire du village lui demande ce qu’il est en train de faire… et découvre une chaîne, sobrement intitulée « Ancienne prière ». Répondant au soldat, il lui dit : « déchire ce sot papier, avec la copie que tu en as faite ; puis demande à Dieu, tout simplement, avec ton cœur, de préserver toi et tes camarades de la mort… et surtout de la vraie mort, la seule à craindre, la privation du ciel. Ta prière restera anonyme, comme la lettre que tu allais envoyer : mais Dieu mettra la signature, et avec Celui-là tu seras sûr de n’avoir pas perdu ton temps ».
(résumé à partir d’un récit du Prêtre aux armées, septembre 1915)
Cette petite scène, sans doute reconstituée à partir d’expériences vécues par des prêtres pendant la guerre, a été publiée dans Le Prêtre aux armées, en septembre 1915. Des mises en garde contre les chaînes à destination des fidèles sont publiées tout au long de la guerre, dans les Semaines, revues catholiques et bulletins paroissiaux. Il y a donc fort à parier que ces prêtres aient souvent été interrogés par leurs fidèles, à la réception d’une chaîne ; pour recevoir un conseil ou pour en demander la destruction, comme le suggèrent les sociologues Bonnet et Delestre dans leur article sur les « Chaînes magiques » (Revue des sciences sociales de l’Est, 1984).
♦ 30.000 religieux sont engagés dans la guerre. Avec eux, 800 à 1.000 aumôniers catholiques accompagnent blessés et mourants, assurent parfois inhumation et funérailles. « Par leur proximité avec les combattants, ils contribuent à entretenir leur moral, sinon à soutenir leur foi, et ils les aident à tenir » d’après Xavier Boniface, auteur d’Histoire religieuse de la Grande Guerre (Fayard, 2014).
Lettres de protection
Légendes et chaînes de prières circulent sur le front, mais également à l’arrière. Elles ressemblent peu ou prou à celles qui existaient déjà il y a plusieurs décennies, si l’on en croit l’abbé Charles Calippe (Revue du clergé français, 1917) ; à l’exception près qu’elles promettent à leur destinataire une protection contre les balles ennemies ou font explicitement référence à la guerre :
Quiconque porte sur soi une copie de cette lettre ne peut mourir de feu, de fer, d’eau ni poison ni de mort subite, ni d’accident ni sans avoir reçu les sacrements ni ne peut être offensé de ses ennemis
(version de la « Lettre écrite par la Bienheureuse Vierge-Marie de la cité de Messine » rapportée par Calippe).
Une « Prière du Saint Sépulcre », mentionnée dans « Prières efficaces et porte-bonheur », comporte également cet élément de légende :
Or cette prière a été conservée de générations en générations dans une vieille famille Normande Les Brétignières de Courteilles dont un membre la portait à la bataille de Fontenoy, il en sortit sain et sauf, après avoir eu 19 officiers tués à côté de lui Donnée et distribuée par la famille à tous ses membres lesquels l’ont répandue parmi tous les officiers et soldats qu’ils connaissaient partis pour la guerre en 1870, il a été constaté qu’aucun n’a péri dans le combat, ni des suites de blessures reçues.
Neuvaines ou chaînes de prières
On assiste également au développement des « chaînes de prières ». Une grande partie des lettres recueillies pendant la guerre se concluent effectivement sur cette instruction :
Cette prière doit être écrite durant neuf jours et envoyée à neuf personnes différentes, à commencer du jour où elle a été reçue. Quiconque s’y refusera recevra de grands châtiments. Ne pas rompre la chaîne
(« Prière qui doit être envoyée à tous les soldats du front », rapportée par Lucien Roure).
Ces prières à envoyer à neuf personnes sont appelées « neuvaines », en référence à un « exercice de piété, que l’on répète pendant neuf jours consécutifs pour obtenir une grâce particulière ou pour honorer Dieu, un saint » d’après le Trésor de la Langue française. Lucien Roure précise que la neuvaine est née de la prière de la Vierge-Marie et des apôtres lors des neuf jours séparant l’Ascension de la Pentecôte, supplication devenue sacrée pour l’Église. « Mémorial touchant, besoin de délimitation satisfait selon la donnée d’un antécédent apostolique, par suite confiance dans une effusion plus abondante de grâces, tout cela entre dans l’usage de la neuvaine. La superstition est de donner à ce nombre une valeur absolue, d’en faire le point essentiel de la prière », conclut le jésuite.
L’archiviste-paléographe Michel Le Pesant a mis au jour une courte prière, datée des années 1870, obligeant ceux qui la recevront à « la lire tous les jours et […] la copié neuf fois pour neuf de leurs amis » ; c’est le seul véritable exemple de chaîne que nous avons trouvé au XIXe siècle. Dès 1900, ces chaînes semblent au contraire abondantes. Charles Calippe considère par ailleurs cette structuration des envois en neuvaine comme un élément nouveau.
Hormis ces instructions précises, les chaînes se montrent généralement plus brèves et efficaces que les légendes-prières :
Seigneur-Dieu de miséricorde, nous vous implorons et nous vous conjurons d’avoir pitié de nous et de nous pardonner nos péchés par les mérites de votre précieux sang, afin d’être éternellement avec vous.
Cette prière a été dite à Jérusalem et ordonnée par l’archevêque. La personne qui l’écrira pendant neuf jours à neuf personnes différentes aura le septième jour une grande joie et sera prémunie des calamités toute sa vie. Quiconque refusera de propager cette prière se rencontrera avec le malheur. Ne brisez pas la chaîne. Écrivez pendant neuf jours à vos parents et amis sans mettre de signature.(chaîne citée dans Gil Blas, 26 Août 1910).
L’essor de la Poste a sans doute permis une diffusion plus systématique et anonyme des chaînes, une hypothèse que nous pouvons formuler quant au développement de ces « neuvaines ».
♦ A l’aube du XXe siècle, et au cours de la Première Guerre mondiale, on assiste à une explosion des échanges postaux, portée par les millions de correspondances entre le front, les proches des soldats, mais également les « marraines ». Ces femmes dévouées entretiennent des correspondances avec « les poilus sans famille ou en manque d’amis, afin qu’ils se sentent soutenus moralement et affectivement dans le quotidien de la guerre », rapporte Laurent Albaret, auteur de La Poste pendant la Première guerre mondiale.
« Quand il ne combat pas, le soldat s’ennuie, […] [il] s’occupe donc essentiellement par la lecture et l’écriture » note l’historien. Au fil des années de guerre, la correspondance évolue : au patriotisme des premiers jours succède « la colère contre l’officier […], des pensées sur l’inégalité devant la mort […], la lassitude ou encore la crasse du campement de fortune. […] La résignation prend le pas en 1917. Revient alors cette phrase dans les correspondances : Les années passent, mais la guerre, elle, ne passe pas. »
Chaînes de la chance, chaînes de la peur
Face à la mort, à la blessure et à la séparation, au milieu de forces complexes et inconnues, l’homme cherche un « point matériel » où s’appuyer d’après le jésuite Lucien Roure. « L’homme se sent sous la dépendance d’un être supérieur. Il veut s’attirer sa bienveillance, gagner sa protection ». Certains moyens lui sont indiqués comme infaillibles et propres à cette fin ; il s’en saisit sans les examiner. Les chaînes et légendes-prières, dans le contexte de la guerre, se présentent comme ces moyens infaillibles. Pour Michel-Louis Rouquette, auteur de Chaînes magiques, les chaînes promettent la « domestication de l’imprévisible et l’asservissement de la destinée par une technique à la portée de tous. Notre inquiétude face à l’incertain rencontre là une formule qui dissipe à la fois cette incertitude et notre angoisse ; ce n’est pas un chaos que nous traversons, un déluge aléatoire de malheurs et de bienfaits ; au contraire, il y a de l’ordre en avant, et il est possible d’avoir barre sur lui dès maintenant pour peu que l’on agisse de manière indiquée ».
La centaine de chaînes de lettres collectées par l’animatrice-radio Ménie Grégoire en 1973, auprès d’auditeurs et pour les besoins d’une émission, laissent entrevoir un autre ressort : celui de la peur. C’est du moins l’analyse faite par les sociologues Serge Bonnet et Antoine Delestre, qui se sont penchés sur le corpus, et ce que montrent certains témoignages :
En 1961, j’en ai reçu deux. Il y avait la guerre d’Algérie et pour celui qui brisait la chaîne, les représailles étaient adaptées. J’avais un fils en Algérie. J’ai eu peur. Je n’ai pas « brisé la chaîne ».
(témoignage d’une femme mariée, deux fils de 35 et 30 ans, Pornic)
Ces lettres font peur, comme vous dites. C’est vrai… Je suis croyante et les saints ne font pas de mal, mais il reste toujours une grande crainte de l’inconnu, de ce qu’on ne comprend pas.
(témoignage d’une femme mariée, Champigny-sur-Marne)
En 1916, il y avait des quantités de chaînes. Pauvres gens qui attendaient anxieusement des nouvelles des mobilisés. Ils payèrent la taxe. Certains m’ont incriminée d’avoir fait payer la taxe. Je n’ai pu que leur conseiller de ne pas se faire complice de pareilles sottises, préjudiciables à ceux qui les recevaient. Malgré cela, j’ai dû acheminer d’autres lettres postées de mon village et envoyées aux quatre coins de France. Pas affranchies non plus. Les plus furieuses d’avoir payé la taxe s’empressaient de réserver le même sort à leurs parents et amis. Pour moi, ayant en grande partie brisé les chaînes par la taxation, il ne m’en résultat ni bien ni mal. Mon frère ayant été tué avant. Si cela lui était arrivé après les incidents, on n’eût pas manqué de dire : « Si elle n’avait pas interrompu les chaînes ».
(témoignage d’une postière, en 1916, dans un petit village)
Pour Michel-Louis Rouquette, les malédictions proférées par ces chaînes sont sans doute plus dissuasives que les bénéfices promis ne sont attractifs. Si le bonheur paraît toujours incertain, « le malheur est souvent probable ; on croit moins au premier qu’on ne redoute le second ». On reconnaît le malheur à ses mille-visages ; peut-on en dire autant du bonheur, qui est une notion beaucoup plus floue ?
Ces constats, s’ils nous éclairent sur les mécanismes de diffusion des chaînes, ne doivent cependant pas faire oublier le contexte de la guerre. Les modernes « chaînes de Saint-Antoine » promettent par exemple la fortune, au travers de nombreux exemples de personnes ayant subitement reçu de grosses sommes d’argent. Les chaînes de prières promettent parfois une grande joie à ceux qui les diffusent, mais elle proposent surtout une protection contre les balles, les calamités et la mort ; là où le malheur qui attend ceux qui brisent la chaîne est l’irruption de maux plus grands encore que ceux arrivés jusque là.
La condamnation de l’Église
La position de La Revue pratique d’apologétique, bien qu’exprimée avant la guerre, illustre bien l’avis de l’Église catholique quant à ce type de superstitions. Dans « Le formalisme et ses dangers », elle met en garde contre l’état d’esprit de personnes chrétiennes qui n’attachent d’importance qu’aux actes extérieurs de la religion. Au plus haut degré de ce qui est qualifié de « formalisme » on trouve la superstition, illustrée par l’exemple des chaînes de prières. On ne peut nier « un reste de foi à la puissance de Dieu et à l’action de sa Providence dans ces pratiques », et les miracles attestés par l’histoire « nous laissent voir clairement que Dieu ne se désintéresse pas des misères humaines et qu’il est légitime de l’appeler à l’aide dans la tribulation. Mais ces fidèles ne paraissent pas se souvenir assez que Dieu réclame l’obéissance à ses commandements et la lutte contre soi-même ». Dans le formalisme (et à son point extrême cette relation de négoce avec Dieu) les fidèles négligent, en quelque-sorte, le culte intérieur, qui doit permettre une transformation à même d’améliorer leur rapport au monde extérieur, leur conduite et, in fine, leur vie par l’élévation de leur âme.
« L’âme superstitieuse ne cesse de confesser sa dépendance à l’égard de Dieu ou de son Dieu. Si elle croit à l’efficacité infaillible d’une formule ou d’un acte mécaniquement posé ou répété, c’est que Dieu lui-même a révélé ou fait entendre qu’il se laisserait vaincre par cette intercession. Le païen ou l’idolâtre qui s’adresse aux esprits, le chrétien qui s’adresse superstitieusement à un saint, part d’[une] supposition plus ou moins confuse : celui dont on attend le secours s’est engagé à l’accorder à la demande faite avec foi, à telle prière, à telle observance » remarque Lucien Roure. « L’âme sacrilège va plus loin, elle voudrait, pour ainsi dire, imposer sa volonté à Dieu, ou faire triompher sa volonté à l’encontre de la volonté divine, en obtenant par l’intermédiaire des puissances occultes ce que la volonté de Dieu lui refuse ».
« Pour tenir au front, les soldats avaient besoin d’assurances multiples »
Pour l’historienne Annette Becker (Chrétiens dans la Première Guerre mondiale, 1993), « les observateurs de ces pratiques, même s’ils les condamnent, ont fait qu’elles ne sont pas perdues pour nous ». Plus qu’un épisodique retour aux autels, la France a connu entre 1914 et 1918 « une vague de foi ». Les soldats catholiques sont issus de traditions que l’historienne Annette Becker définit en trois cercles concentriques : celles de la religion du quotidien, vécue dans les paroisses, celles des manifestations collectives, encadrées par l’Église, et celle des formes populaires de dévotion, aux franges de ce que l’Église peut tolérer. « Or, ces millions d’hommes vont se trouver précipités dans une situation extraordinaire, celle de la guerre et de la mort de centaines de milliers d’êtres jeunes dont l’avenir aurait été la vie. »
La guerre est vécue par de nombreux soldats comme une guerre sainte, ou une épreuve à visée eschatologique ; une longue et « grande » guerre contre un ennemi que l’on qualifie d’inhumain. Elle génère aussi un besoin immense de consolation.
« Pour tenir au front, pour vivre au milieu de la mort, les soldats avaient besoin d’assurances multiples. Celles de l’affection de leur famille, celles de la patrie, celles de la foi, celles de la superstition. Loin de s’annuler les unes les autres, elles se renforçaient, dans l’horreur du conflit » note l’historienne. Nombreux sont les soldats qui évoquent les protections dont ils ont bénéficié : certains assurent avoir eu la vie sauve grâce au portefeuille bourré de lettres de leur fiancée, quand d’autres évoquent l’intervention de la Vierge, ou la copie d’une prière. Les soldats protestants portent sur eux un exemplaire de la Bible, telle une amulette. « Y a-t-il une différence réelle entre toutes ces ferveurs ? La prière cousue dans la capote du soldat révèle-t-elle plus une forme de superstition que la médaille de Thérèse […] ? ».
Nous tenons à remercier l’historien Laurent Albaret, qui a pris le temps de nous répondre et de nous aiguiller dans nos recherches.
6 réponses sur « Foi et superstitions pendant la Première Guerre mondiale : les chaînes de prières »
Article très intéressant sur ce premier conflit mondiale. Je n’ai pas encore bien visité votre site mais cela ne saurait tarder, je suis à la recherche du même sujet pour l’aviation de 14-18 pour alimenter ma page facebook « Baron Rouge ».
Cordialement,
Alain.
Merci pour votre commentaire ! C’est toutefois la première fois que j’écris sur le sujet, les articles sont consacrés à des légendes plus contemporaines d’habitude ; mais il n’est pas exclu que j’y revienne ! Bonne soirée,
Eymeric
[…] sur un article qui parlait des chaînes de lettres pendant la Première Guerre Mondiale [NDLR : ce sujet, après approfondissement, a fait l’objet d’un article sur Spokus quelques mois…]. Il relevait des croyances […]
[…] La revue d’ethnographie Aguiaine, dans un article de 1994, évoque ainsi les chaînes de lettres. Une pratique qui remonterait au moins au début du XXe siècle, d’après les recherches que nous avons effectuées dans le cadre de notre article consacré aux chaînes de prières pendant la Première Guerre mondia…. […]
[…] → Les chaînes de prières pendant la Première Guerre mondiale […]
[…] Chain letters were also a way to maintain hope during the WWI. Most of them were prayers. Their senders tried to bring good luck. And there were also this feverishness : everybody was desperately waiting for news from the front by mail. […]