Catégories
Rumeurs & Légendes urbaines

Les kidnappeurs en camionnette blanche

[MAJ du 23/10/2019] Les rumeurs de kidnappings en camionnette blanche ont fait leur réapparition en 2019. Elles circulent depuis les années 90 en France et en Belgique. D’où vient la camionnette blanche des kidnappeurs ? Comment expliquer le retour de ces récits ?

Retour de la rumeur en 2019

En mars 2019, la rumeur des kidnappings en camionnette blanche fait son retour en Île de France. Un premier incident marque son parcours le 17 mars. Elle prendra par la suite une autre tournure, en se cristallisant sur le motif de prétendus trafics d’organes, perpétrés par la communauté Rom. Amplifiée par les réseaux sociaux, l’ampleur de la rumeur sera inédite, tout comme les actes graves auxquels elle aura abouti. Des incidents mineurs la réactiveront localement au mois d’octobre 2019. Des faits d’enlèvement inventés par des enfants de Dour (Belgique), et une fausse alerte dans le Loiret créent notamment des mini-paniques sur les réseaux sociaux.

En 2018, on signalait déjà sa présence en Province. Dans le mail adressé aux parents d’élèves de son établissement, le 19 janvier 2018, une Principale de collège alertait sur la présence d’une camionnette blanche dans les rues d’Agen, « avec deux hommes à son bord qui proposent des bonbons aux enfants ». D’après le quotidien Sud Ouest du 20 janvier, tout serait parti d’une rumeur d’enlèvement raté. Abondamment relayée sur les réseaux sociaux, elle aurait crée un « sursaut de paranoïa » chez trois collégiens de Théophile-de-Viau à Le Passage. Les adolescents, apercevant une camionnette blanche aux abords de leur école, ont alerté leur cheffe d’établissement. Malgré des témoignages discordants et l’absence d’autres témoins, la Principale a prévenu la Police, ainsi que l’Inspection Académique.

Non loin d’Angers, une rumeur similaire a circulé à la fin janvier 2018. Avant d’être démentie par les forces de police. En échange d’un billet de 20 €, un homme aurait proposé à des enfants de monter avec lui dans sa camionnette blanche, d’après Le Courrier de l’Ouest du 1e février. A Gray enfin, une adolescente a prétendu être victime d’une tentative d’enlèvement par un homme en camionnette blanche. Elle a par la suite reconnu avoir tout inventé, notait l’Est Républicain. La rumeur est connue depuis les années 1990 mais semble connaître un nouvel essor avec les réseaux sociaux.

Pourquoi les kidnappeurs circulent-ils en camionnette blanche ?

Marc Dutroux et Michel Fourniret « possédaient une camionnette blanche avec laquelle ils enlevaient leurs victimes. C’est la couleur la plus vendue par les marques de véhicules utilitaires car c’est la moins chère. […] C’est aussi une façon de se fondre dans la masse et de ne pas attirer trop l’attention, ce qui n’est finalement plus le cas aujourd’hui à cause de ces rumeurs persistantes » observe Aurore Van de Winkel, spécialiste des légendes urbaines et auteure de Légendes urbaines de Belgique. Ces deux affaires, qui ont profondément secoué l’opinion belge et française, expliquent sans doute une telle cristallisation des nombreuses rumeurs d’enlèvement autour des camionnettes blanches depuis le milieu des années 90.

Aux États-Unis, note la chercheuse belge, ces récits circulent depuis les années 1980. Ils mettent en scène des camions à glace. En URSS, des légendes similaires circulaient à propos des Black Volga, les véhicules empruntés par le KGB ou les membres influents du parti. Leur sens est toutefois différent du contexte français, et lié à la répression stalinienne.

Enfin, les anthropologues Julien Bonhomme et Julien Bondaz relèvent, au cours de leur enquête sur la rumeur de L’offrande de la mort (CNRS Éditions, 2017), des récits à Ouagadougou, Dakar et Libreville, qui mettent en scène des véhicules noirs, aux vitres teintés, qui enlèveraient enfants ou jeunes filles à la sortie des écoles pour les sacrifier. Du temps de l’Afrique coloniale, les véhicules de pompiers et ambulances étaient, par ailleurs, suspectés.

Une version xénophobe de la rumeur de kidnapping

Les motifs d’enlèvement varient d’une rumeur à l’autre, bien que les victimes soient toujours les mêmes : des enfants. Ces récits sont, somme toute, universels. Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard les rapprochent « de la « charrette du Croquemitaine » qui, dans tout le folklore européen, emportait les méchants garnements ».

Nous vivons cependant dans une société où les angoisses liées à la sécurité des enfants sont particulièrement fortes. La pédophilie est un crime qui, à notre époque, est l’incarnation du mal absolu, et contre lequel la législation s’est progressivement durcie dans les pays occidentaux. Rarement évoquée avant la moitié du XXe siècle, la pédophilie a fait l’objet de prises de positions parfois ambiguës dans le milieu intellectuel des années 60/70. Les années 90 voient cependant émerger en France une condamnation unanime des crimes pédophiles, due à l’impact de l’affaire Dutroux, mais aussi grâce à la libération de la parole des victimes.

Les raisons des kidnappeurs peuvent aussi être le trafic d’organes. Ces récits rejoignent une autre famille de rumeurs : les rumeurs xénophobes. Dans ces rumeurs, il y a opposition entre un groupe social “positif”, les diffuseurs de la rumeur, et un groupe caractérisé par une différence ethnique, religieuse … etc, désigné comme bouc émissaire et accusé d’actes immoraux. Ce groupe peut varier suivant les récits et le contexte culturel où ils se diffusent. La communauté Rom, en raison probablement de son nomadisme, est particulièrement touchée par les rumeurs mettant en scène des camionnettes blanches. C’était déjà le cas en 2008, quand la rumeur avait frappé Marseille.

« Dès lors qu’il s’agit de la sécurité des enfants, on n’est jamais trop prudents »

Une partie de l’efficacité de ces rumeurs est lié au fait qu’elles nous alertent d’un danger immédiat, qui plus est touchant des individus fragiles. L’urgence de diffuser le message prend alors le pas sur la vérification. On ne souhaite pas prendre le risque de tarder à diffuser la rumeur, voire de ne pas la diffuser, au cas où le danger serait avéré. « Dès lors qu’il s’agit de la sécurité des enfants, on n’est jamais trop prudents » notait le quotidien Sud Ouest en 2018.

Des personnels éducatifs peuvent jouer le rôle de relais de la rumeur des camionnettes blanches et lui donner une légitimité, comme ça a été le cas à Agen en 2018. Enfin, des individus, dans un état d’hyper-vigilance, peuvent relever des détails de leur environnement auxquels ils ne prêtaient pas attention auparavant, comme la présence de camionnettes blanches, et les interpréter comme les signes annonciateurs d’un danger, donnant inutilement l’alerte.

Partant d’une bonne intention, celle de protéger ses proches, la simple diffusion de ces rumeurs a toutefois des conséquences dramatiques. Elles ont dernièrement abouti à des actes de violences graves, contre des personnes innocentes.

Les démentis des autorités ont-il un impact ? Contrairement à la rumeur, ils apportent une information « froide », voire une non-information (Kapferer, Rumeurs, 1987). Dans un environnement comme celui des réseaux sociaux, où les publications les plus diffusées sont celles qui génèrent le plus d’interactions, ils ont peu de chance de rencontrer les diffuseurs de la rumeur. En reprenant la rumeur pour la démentir, les médias prennent également le risque de la faire connaître auprès de ceux qui n’en avaient jamais entendu parler. Souvent, la rumeur s’éteint d’elle-même, mais cela ne signifie pas forcément que les individus arrêtent d’y croire : la rumeur peut lasser, être remplacée par une autre rumeur, un autre sujet d’actualité ou de préoccupation.

Comment expliquer la récurrence des rumeurs d’enlèvements ?

En illustrant le sentiment d’insécurité et l’atomisation de notre société, ce motif de l’enlèvement par des inconnus trouve un écho certain dans l’opinion publique.

« Quand on ne croit plus en un destin collectif, l’individualisme devient une norme sociale. La décennie écoulée est celle d’un fragile optimisme individuel et d’un fort pessimisme collectif. Ce pessimisme collectif se retrouve dans la nature des relations à autrui. La confiance est grande au sein des cercles intimes et familiaux. Elle est faible à l’égard des plus éloignés de soi. La décennie écoulée nous apprend que si on peut être tenté de faire confiance à autrui, ce sera toujours avec prudence » observe le Cevipof, dans son baromètre 2009-2019 de la confiance des français.

La permanence des angoisses liées à la sécurité des enfants et à la pédophilie, et de ces thèmes dans notre actualité sont une autre explication à la récurrence de ces rumeurs. Le documentaire Leaving Neverland sur Michaël Jackson, ou encore l’affaire Maëlys, dont les révélations dans la presse se sont étendues sur des mois, ont occupé une part importante du temps médiatique début 2019. En Belgique, l’affaire Dutroux reste marquée dans les esprits.

Devenues des « mythes flottants », ces rumeurs réapparaissent à la moindre étincelle. Avec les réseaux sociaux, leur cycle de diffusion s’est accéléré, en offrant aux individus la possibilité de les partager instantanément à tout un réseau de proches. Les publications les plus diffusées sur ces réseaux étant par ailleurs celles qui génèrent le plus d’interactions, les informations courtes, vectrices d’émotions fortes sont favorisées.

Kidnapping par des inconnus : une incidence très rare

Plausibles et porteurs de sens chez les diffuseurs de la rumeur, ces enlèvements sont plus simple à appréhender que des phénomènes comme, par exemple, les violences intra-familiales ou le mal-logement, qui touchent pourtant un nombre bien plus élevé d’enfants, et bénéficient d’une couverture médiatique marginale. La violence des récits d’enlèvements est plus directe et palpable. Le coupable est tout désigné : un maniaque urbain, un individu fondamentalement mauvais et irrécupérable, extérieur au foyer familial. Ou une communauté comme celle des Roms. Les kidnapping par des inconnus ont pourtant une incidence très rare. Les disparitions de mineurs sont très majoritairement liées à des fugues, ou à des enlèvements à l’intérieur même du cercle familial.

Un autre risque de ces rumeurs est qu’elles pourraient, précisément, nous conduire à négliger d’autres problèmes plus répandus dans le quotidien des enfants, tels que les maltraitances, les inégalités économiques, éducatives ou de santé. C’est ce que relèvent Jean-Bruno Renard et Véronique Campion-Vincent avec le cas américain, où la peur du « stranger danger » (danger de l’inconnu) a pu, par « précautionnisme », influencer dans le mauvais sens les politiques liées à l’enfance.

Spokus est un site entièrement gratuit et sans publicité, qui repose sur des heures de lecture et de travail passionné.
Si vous avez aimé cet article, et si vous aimez Spokus, n’hésitez pas à me soutenir en faisant un don, à partir d’1€, sur uTip !

Pour aller plus loin

Jean-Bruno Renard et Véronique Campion-Vincent. « Disparition d’enfants » [lire en PDF], d’après « L’imaginaire de la violence urbaine » dans De source sûre : nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, p. 261-290. Payot, 2002.

 Aurore Van de Winkel. « Surveillez vos enfants ! » dans Légendes urbaines de Belgique, p. 146-169. Avant-Propos, 2017.

4 réponses sur « Les kidnappeurs en camionnette blanche »

Laisser un commentaire