Catégories
Rumeurs & Légendes urbaines

Légendes urbaines et marques commerciales

Quel est le point commun entre Nutella, Coca-Cola et Mc Donald’s ? Ces trois marques ont une position dominante sur leurs marchés respectifs, qui fait que leurs noms sont presque devenus génériques. En 2010, Nutella détenait par exemple 85 % des parts de marché de la pâte à tartiner en France.

Elles sont aussi victimes d’un effet que Gary Alan Fine appelle « l’effet Goliath » (1985). Les légendes urbaines sur l’industrie alimentaire épinglent, de manière quasi-exclusive, les leaders de marchés dans leurs récits (comme Coca-Cola pour les soft-drinks ou McDonald’s pour les fast-foods), au détriment d’autres firmes. Dans son étude, Fine observe par exemple que 89 % des récits de la légende du burger aux vers de terre se déroulent dans un McDonald’s.

Les entreprises-leaders ont aussi tendance à concentrer les critiques contre les dérives de toute un secteur économique. Bien que de nombreux produits utilisent l’huile de palme, l’inquiétude engendrée par cet ingrédient s’est massivement concentrée en France sur la pâte à tartiner Nutella.

Mesurer l’effet Goliath

Gary Alan Fine, qui a étudié les légendes urbaines commerciales aux États-Unis dans les années 1980, constate qu’un pourcentage important de ces légendes touchent les firmes dominantes ou les leaders d’un marché :

Quand [ces légendes] nomment une firme ou un produit, elles nomment celui ou celle qui aura la plus grande part de marché de son secteur de production. Le public concentre son attention sur cette firme ou ce produit, qui galvanise ses peurs et son manque de confiance. […] La plus grande (ou parfois, la plus prestigieuse) de ces firmes est le sujet de plus de récit que ce à quoi nous pourrions nous attendre.

Pour ce vaste travail sur les légendes urbaines commerciales, il s’appuie sur deux corpus : une enquête auprès de 102 étudiants de l’Université du Minnesota et les données recueillies dans les archives folkloriques de l’Université d’Indiana.

Il découvre que la proportion de légendes ciblant les leaders d’un marché est bien supérieure à leur position sur le marché en question. Par exemple, la légende du « rat frit à la place du poulet » nomme, dans 98 % des cas recensés, l’entreprise KFC. Pourtant, la chaîne de restauration ne détient à l’époque que 59 % des parts dans le marché du poulet frit aux États-Unis. L’écart est encore plus conséquent pour l’histoire de la souris retrouvée dans une bouteille de soda. Coca-Cola est nommé dans 96% des récits, alors que ses parts de marché ne s’élèvent qu’à 24% pour les soft drinks.

Tableau extrait de l'article de Fine, comparant les entreprises nommées dans les légendes mercantiles et leur part de marché.
Tableau extrait de l’article de Fine, comparant les entreprises nommées dans les légendes mercantiles et leur part de marché.

Tableau légendes urbaines mercantiles 2

Le gagnant rafle la mise ?

Certaines marques sont devenues des noms génériques. Nutella peut faire référence à la pâte à tartiner aux noisettes fabriquée par Ferrero, mais aussi à celle commercialisée par d’autres fabricants. Peu d’américains sont capables, note Fine, de nommer une autre chaîne de fast food proposant du poulet frit que KFC. Et bien qu’ils reconnaissent qu’il s’agit d’une marque, ils l’utilisent pour désigner d’une manière générale une enseigne proposant du poulet frit à emporter.

Fine met également en avant le fait que les légendes urbaines, transmises de manière orale, sont des histoires reconstruites. Les individus ne se souviennent pas des détails. Ils partent d’une impression d’ensemble, et intègrent des éléments qu’ils sont forcés d’inventer. Si le récit se déroule dans un fast-food servant des burgers, le premier nom qui viendra à l’esprit de celui qui raconte sera le leader dans le secteur : Mc Donald’s. Pour le cas des légendes de « serpents de grands magasins », Fine note en outre que le récit est adapté pour citer le grand magasin le plus connu de la région où il est raconté.

Evil, careless et deceptive corporations

« Inclure l’entreprise leader fait sens, car typiquement ces légendes exposent les transgressions du business » observe Fine. En analysant le contenu des légendes urbaines commerciales, le chercheur classe les firmes qu’elles ciblent en trois catégories. Chacune de ces catégories représente un type de discours, une critique portée à l’encontre des firmes multinationales par les consommateurs : evil corporation (l’entreprise volontairement maléfique), careless corporation (l’entreprise laxiste, employant des travailleurs indifférents, non-impliqués dans leur travail) et enfin deceptive corporation.

Si l’on se penche sur les discours des consommateurs, les polémiques et légendes touchant la pâte à tartiner Nutella, nous pourrions classer la marque dans cette dernière catégorie. La deceptive corporation ne tiendrait pas compte des intérêts de santé publique (et nous ajouterions aujourd’hui de l’écologie). Elle altérerait la qualité de ses produits pour de simples questions de coûts et de profits, ou pour assurer le goût ou l’odeur inimitable de sa recette secrète.

Le cas Nutella

Nutella utiliserait ainsi, selon plusieurs vidéos en circulation depuis 2015, de l’urine de cochon dans sa composition. D’après Hoax-net, cette légende urbaine viendrait de la confusion entre urée (substance qui, à l’état naturel, est formée par le foie et peut être obtenue aujourd’hui par synthèse industrielle) et urine.

Une allégation qui rappelle la légende du sperme de taureau dans les canettes de RedBull. Cette croyance est née entre autres d’une mauvaise interprétation d’un des éléments de la composition (à savoir la taurine), mais aussi du nom de la marque (taureau rouge en français) et du packaging. L’interdiction de la taurine en France avant juillet 2008 ajoutant probablement un doute supplémentaire.

Le débat autour de l’utilisation de l’huile de palme dans les produits de grande consommation s’est, par ailleurs, largement centré sur Nutella. En 2012, un amendement au Sénat prévoyant la taxation de l’huile de palme portera le sobriquet de « taxe Nutella ». Et l’on se souvient de l’appel au boycott de Ségolène Royal en 2015. Cet élément de base est pourtant incontournable dans l’industrie alimentaire, y compris dans le bio.

La contre-offensive de Nutella : informer, puis collaborer avec les ONG pour des filières d’huile de palme durable.

La marque s’est historiquement présentée comme un produit sain, adressé à un public enfantin. Comme le souligne par ailleurs Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC : « C’est l’une des très rares marques à avoir une telle densité émotionnelle. Son goût fidélise, elle incarne la transmission parents enfants, la nostalgie, la bienveillance, la gourmandise, la naturalité ». Brocarder Nutella, c’est ainsi avoir un exemple parfait du cynisme des grandes firmes, qui s’appuieraient sur la confiance des consommateurs pour les tromper.

Une peur de taille

Déjà dans les années 80, Fine repère une peur et une suspicion vis à vis des grandes firmes. Le contexte est propice à la montée en puissance des grandes entreprises multinationales. Dans les légendes urbaines commerciales, les entreprises se préoccupent essentiellement du profit, et ensuite du consommateur. Leurs produits sont de mauvaise qualité. Ces entreprises ne tiennent pas compte des conséquences sanitaires et environnementales de leur activité.

Dans d’autres légendes, leurs employés sont tellement anonymisés et peu considérés qu’ils en viennent à être négligents. Ou ils cherchent à se venger de leurs conditions de travail en faisant payer le consommateur. Des éléments peu ragoûtants se retrouvent ainsi dans les produits : araignées dans les biscuits Oreo, ou fluides corporels dans des burgers.

De nombreux scandales mettent en lumière le cynisme dans la quête de profit de certaines grandes entreprises comme Danone, Nestlé, Total, Apple, etc. Voire leur capacité à outrepasser le pouvoir des États. La montée du chômage de masse et des délocalisations ont par ailleurs crée du ressentiment vis à vis de la mondialisation. Il se cristallise aujourd’hui autour de ces firmes emblématiques, paradoxalement toujours plus puissantes économiquement.

Car, élément symptomatique, les légendes urbaines commerciales, « épanchements temporaires de frustration », ont peu d’effets à long terme sur la vitalité des entreprises ciblées…

Image à Une : Qi Wei Fong, Capitalism. (Source FlickR)

Sources

Hoax-net.be.

Snopes.

Gary Alan Fine. The Goliath Effect : Corporate Dominance and Mercantile Legends. The Journal of American Folklore. Vol. 98, No. 387 (Jan. – Mar., 1985), pp. 63-84.

Nutella règne sans partage sur les palais français. Challenges, octobre 2012.

Nutella, une communication qui ne tourne pas autour du pot. Le blog du Communiquant, février 2013.

2 réponses sur « Légendes urbaines et marques commerciales »

Laisser un commentaire