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Aurore Van de Winkel et les légendes urbaines de Belgique

L’ouvrage d’Aurore Van de Winkel, Les Légendes urbaines de Belgique, sort aujourd’hui en France. Dans cet essai richement illustré, la spécialiste belge des légendes urbaines propose d’arpenter les rues de Bruxelles, de Namur et de Mons, où les légendes se tapissent dans les trajets quotidiens des habitants ou les détails les plus anodins des bâtiments. Elle a accepté de répondre à nos questions, au cours d’un entretien riche et foisonnant, que nous reproduisons ici en intégralité.

 

Couverture livre Légendes urbaines de Belgique
Les Légendes urbaines de Belgique d’Aurore Van de Winkel. Avant-propos, 2017. Prix public : 25€.

En Belgique francophone Aurore Van de Winkel fait figure de pionnière dans l’étude des légendes urbaines. Cette jeune docteure en sciences de l’information aborde avec passion son sujet de recherche. Elle organise notamment des visites insolites de Bruxelles, où des coins de rue anodins pour les non-bruxellois deviennent le théâtre de légendes urbaines. Cette pérégrination se matérialise dans Les Légendes urbaines de Belgique.

Si la grande majorité des légendes urbaines traitées dans son livre ont également circulé en France, les histoires récoltées par Aurore Van de Winkel entrent pourtant en profonde résonance avec la culture belge. Dans son ouvrage, elle révèle la trame qui relie ces petits récits contemporains aux légendes traditionnelles, à la culture populaire ou encore à l’Histoire. Elle décrit par ailleurs le contexte dans lequel émerge ces variantes belges des légendes urbaines. Guerres mondiales, terrorisme, industrialisation de l’alimentation… une Histoire alternative se lit parfois dans Les légendes urbaines de Belgique.

Plutôt qu’une approche thématique, Aurore Van de Winkel choisit une manière plus originale d’organiser le fruits de ses recherches. Elle se base effectivement sur le message implicite des légendes, la raison pour laquelle les gens racontent ces histoires, pour révéler les sept axes des Légendes urbaines de Belgique : « Surveillez vos enfants ! », « Décrypter les signes » ou encore « Femmes, méfiez vous ! ».

Au cours d’un entretien passionnant, elle a pu nous éclairer sur les raisons pour lesquelles nous sommes tous susceptibles de croire à certaines légendes urbaines et à les transmettre. Elle nous a par ailleurs laissé entrevoir son travail de recherche, où se mêle la curiosité, la rigueur, mais aussi le hasard des rencontres !

 

Aurore Van de Winkel
Aurore Van de Winkel
Aurore Van de Winkel est docteure en information et communication de l’Université catholique de Louvain. Collaboratrice scientifique de l’Institut Langage & Communication et membre de l’International Society for Contemporary Legends Research, elle est la spécialiste belge des légendes urbaines.
Elle a commencé à les étudier en thèse de doctorat, après avoir découvert le livre de Jean-Bruno Renard et Véronique Campion-Vincent.Elle est depuis toujours passionnée par les récits.
Son premier mémoire porte notamment sur les figures mythologiques féminines dans la publicité. Dans l’enfance, sa mère lui a, par ailleurs, souvent raconté des histoires insolites. En travaillant sur sa thèse, elle découvrira qu’il s’agissait en fait de légendes urbaines !

Spokus : Votre ouvrage révèle un travail de collecte de récits assez important, à la fois sur internet, dans la littérature, de manière orale mais aussi dans des sources historiques. Comment s’est organisé ce travail ?

AW : Il y a une part de recherche systématique : dans les ouvrages sur le sujet, sur les réseaux sociaux, dans les journaux d’époque lorsqu’il s’agit de retrouver des anciennes variantes de légendes urbaines…etc. Les médias me demandent aussi régulièrement d’effectuer des décryptages de légendes, tout comme les personnes qui viennent assister à mes visites guidées ou à mes conférences.

Il y a également une part de recherche aléatoire. Le hasard fait parfois bien les choses ! Il m’est déjà arrivé de consulter des revues, notamment d’Histoire, pour un article précis et de tomber, quelques pages plus loin, sur un sujet qui faisait écho à des légendes entendues aujourd’hui.

Par un heureux hasard, j’ai ainsi découvert une variante de la légende de l’homme qui aurait trompé sa femme durant les attentats du World Trade Center. Dans la version récente, il s’agit d’un homme qui aurait fait croire à sa femme qu’il travaillait comme d’habitude à son bureau situé au World Trade Center, le 11 septembre 2001, alors qu’il était en fait avec sa maîtresse. Sa femme aurait découvert la supercherie en lui téléphonant pendant les attentats.

Or, 100 ans plus tôt, on retrouve la même histoire avec la comète de Halley. Un homme aurait dit à sa femme qu’il allait observer la comète de Halley. Il se trouvait en réalité avec une danseuse. A son retour, sa femme l’interroge : « Alors, comment était la comète de Halley ? » et l’homme lui répond : « Elle était magnifique, bondissante, scintillante ! », sauf que ce soir là, le temps voilé ne permettait nullement de voir cette fameuse comète !

Spokus : Pour revenir à l’histoire de la comète de Halley, il m’est arrivé une expérience similaire dernièrement. Je venais de publier l’article sur STS – une franchise postale légendaire destinée aux étudiants – et en essayant des mots clés dans Google, pour voir si mon billet était bien référencé, je suis tombé sur un article qui parlait des chaînes de lettres pendant la Première Guerre Mondiale [NDLR : ce sujet, après approfondissement, a fait l’objet d’un article sur Spokus quelques mois après cette interview]. Il relevait des croyances similaires !

AW : Oui, on se dit que rien ne s’invente ! On peut s’en rendre compte si l’on s’intéresse aux légendes sur les nouvelles technologies. Par exemple, si l’on prend la légende du chien qui aurait été cuit par hasard dans le micro-onde, on découvre qu’il existait une version similaire mettant en scène la machine à laver, au moment de l’apparition de cette dernière invention. On a l’impression que ces histoires sont très variées mais finalement, on y retrouve les mêmes scénarios. Il n’y a pas énormément d’inventivité dans les récits qui circulent !

Des légendes urbaines à la morale conservatrice ou xénophobe ?

Spokus : Même si les légendes urbaines parlent de nos peurs les plus contemporaines, elles semblent paradoxalement très conservatrices d’un point de vue moral. Je pense aux rôles attribués à l’homme et à la femme, ou encore à la sexualité.

AW : Tout à fait, ce sont des histoires très conservatrices, où on va par exemple retrouver les péchés capitaux chrétiens. Au niveau de la sexualité, ceux qui commettent des actes immoraux – comme de l’infidélité ou des relations sexuelles avec des animaux – vont être systématiquement punis. Mais il y a encore des histoires qui portent sur des comportements qui ne sont, aujourd’hui, plus jugés comme immoraux. Par exemple des histoires de couples qui vont utiliser des déguisements pour sortir de leurs habitudes, et qui vont en pâtir.

Le gros problème de ces histoires, c’est qu’elles créent une opposition entre un groupe jugé positif, celui des proches, des diffuseurs de la légende, et un groupe caractérisé par une différence ethnique, religieuse, de genre, d’âge…etc Les premiers vont chercher à se distinguer des seconds, en les accusant d’actes immoraux ou cruels, et en appelant à la méfiance.
Bien que ces histoires soient fausses, leurs conséquences sur la vie réelle peuvent être assez dramatique. Les gens ne se rendent pas compte du message implicite qu’elles véhiculent. Certaines légendes ont un fond raciste par exemple. Les raconter sans mise en garde, c’est devenir complice d’un message parfois nauséabond.

Spokus : Oui, et parfois des légendes urbaines à caractère raciste ou homophobe peuvent être racontées par des personnes visées par ces légendes. Un jour, j’ai entendu une légende au fond clairement homophobe d’une amie qui était elle-même homosexuelle ! Elle s’était concentrée sur la partie amusante de la légende, sans se rendre compte du message implicite !

AW : Exactement, des personnes de bonne foi vont être amenées à véhiculer ce genre de légendes, soit parce que l’événement qu’elles racontent est amusant ou inquiétant, soit parce que le récit permet de se moquer d’une personne qui a eu un comportement hors-normes qui a provoqué un drame. Certains se diront qu’elle l’a alors bien cherché.

Quand on parle des légendes urbaines de kidnapping d’enfant, notre attention est plus portée sur le kidnapping en lui-même que sur le « méchant » de l’histoire.

Dans les légendes de bonbons empoisonnés, ce sera la mort qu’ils provoquent qui inquiétera. Au fur et à mesure des siècles, on a changé de « méchant », passant de la sorcière, au soldat allemand puis au sadique et à l’industrie alimentaire. Ce type de légendes peut avoir, aujourd’hui, des conséquences sur des marques de confiseries qui sont alors citées dans le récit mais peu importe, il faut protéger nos enfants. On véhicule ces légendes par soucis de bienveillance et de protection.

« Ce qui explique le succès des légendes urbaines, c’est qu’elles renvoient à des histoires entendues dans des contes, dans la littérature, des séries télévisées ou des films. »

Spokus : Pour entrer un peu plus dans votre livre, j’ai trouvé intéressant le choix d’avoir illustré votre essai. Il semble construit comme une sorte de déambulation – articles de presse, caricatures anciennes, photographies – guidée par le texte. Est-ce une idée de votre éditeur ?

AW : Toutes les illustrations ont été obtenues grâce à l’appui de mon éditeur, qui a acquis leurs droits de diffusion mais l’idée m’est propre  ! Je pense en arborescence : une histoire va me faire penser à plein d’autres histoires ! Quant aux photographies, je fais des visites guidées de Bruxelles, ceux qui y assistent aiment bien être dans la rue où se passe telle ou telle légende. Je voulais aussi montrer que ces rues sont anodines finalement. C’est des rues où l’on passe très régulièrement, en se disant : « il n’y a aucune raison objective pour que ça se déroule là ». Et pourtant, une légende s’ancre à cet endroit précis. C’est comme lever un voile sur des secrets de la ville, des secrets accessibles aux seuls riverains.

En ce qui concerne les caricatures anciennes, ça a été un plaisir pour moi d’en découvrir certaines par des chemins détournés. J’avais pu consulter des livres où certaines caricatures me faisaient penser à des légendes. J’ai par la suite entamé un travail de recherche plus systématique, en consultant notamment des collections de cartes postales. D’ailleurs, la plus belle trouvaille du livre – en tout cas pour moi, peut-être pas pour le lecteur lambda – c’est cette fameuse carte où l’on voit un soldat victime de cubes Maggi !

Spokus : Ah oui je vois [rires] !

AW : Ce qui est assez incroyable, c’est que j’ai entendu ces rumeurs récentes sur les cubes Maggi : certaines femmes se mettraient les cubes comme des suppositoires pour se faire un peu gonfler l’arrière train, dans une perspective de beauté. J’avais été effarée par cette pratique, en me demandant comment cela avait pu leur venir à l’idée ! En creusant un peu le sujet, je me suis rendu compte que cette société Maggi avait été la cible d’autres rumeurs.

Du temps de la première guerre mondiale, certains ont cru que l’entreprise était allemande – ce qui était faux ! – et que ses employés étaient des espions. A surgit alors une inquiétude par rapport à leurs publicités murales ; de très belles publicités par ailleurs, mais qui avaient la particularité d’avoir ces petits numéros de série, dont on pensait à l’époque qu’ils indiquaient aux Allemands des lieux à piller ou des repères pour mieux se déplacer.

De manière totalement impromptue, en faisant des recherches sur les cartes postales, j’ai trouvé cette carte où on voit un soldat se faire entuber par des cubes Maggi ! C’est juste magnifique ce lien entre l’histoire moderne et l’histoire ancienne !

Je suis aussi tombée par hasard sur des références à des légendes urbaines dans des bandes dessinées que j’ai pu lire. Lors d’un stage d’illustration, j’ai ainsi découvert des cases de Julie, Claire, Cécile, qui faisaient référence à la traite de blanches. Là aussi, j’ai commencé à faire des recherches plus systématiques, en relisant tous les Tintin par exemple.

Ce qui explique le succès de ces histoires, c’est qu’elles renvoient à d’autres histoires, entendues dans des contes, la littérature, des séries télévisées ou des films. On se rend compte qu’elles sont reliées par un immense réseau, qu’elles font partie d’un imaginaire collectif commun. J’ai voulu retranscrire ces liens dans mon livre, avec parfois une difficulté, l’impression de partir dans tous les sens sur certains chapitres ! J’ai d’ailleurs dû en réécrire certains plusieurs fois !

« Je préfère classer les légendes urbaines suivant leur message implicite, la raison pour laquelle les gens racontent telle ou telle histoire. »

Spokus : J’imagine que ça a du être dur de canaliser toutes ces recherches, pour dégager les sept thématiques de votre livre ?

AW : Les légendes urbaines sont multi-thématiques : on peut parler des légendes d’agression par exemple, mais dans ces récits, les agressions peuvent être commises sur des femmes, des enfants, des animaux. Une histoire peut avoir plusieurs entrées. Le classement thématique, adopté par certains auteurs, n’est selon moi pas très pertinent.

Je préfère classer les légendes suivant leur message implicite, la raison pour laquelle les gens les racontent et ce qu’ils attendent de ceux à qui ils les racontent. Nous avons ainsi :

  • les légendes d’avertissement qui permettent d’avertir d’un danger potentiel.
  • les légendes moralisatrices où quelqu’un d’extérieur à notre communauté a commis un acte immoral. Il récolte la mort à la place du plaisir et du succès escompté. Les diffuseurs peuvent alors s’en moquer et confirmer leurs valeurs communes.
  • les légendes de vengeance qui racontent l’histoire d’une revanche et qui permettent aux diffuseurs de s’associer virtuellement à cette vengeance.
  • les légendes de mystère qui parlent du surnaturel et nous permettent de nous interroger sur ce qu’est la mort ou le normal.
  • enfin les légendes cyniques, où les personnages commettent un acte immoral ou trompent l’autorité mais s’en sortent avec les honneurs, ce qui est en général mal vu dans les légendes urbaines. Ces dernières ont une fonction cathartique : on espère tous, par exemple, être confronté à un professeur ou à un patron un peu vache, face auquel on réussit à s’en sortir par un bon mot, nous évitant la punition.

« On croit tous aux légendes urbaines ! Ce n’est pas une question d’éducation ou d’intelligence… »

Le travail de collecte pose un problème méthodologique : quand on demande à quelqu’un de nous raconter des légendes urbaines, il va nous raconter celles auxquelles il ne croit pas ! On peut éventuellement lui dire : « Racontez-moi des anecdotes étranges et bizarres », mais peut-être va t-il alors raconter des faits réels ! Pour ma thèse, je me suis concentrée sur des récits circulant sur internet pour avoir l’opportunité de voir comment des récits crus étaient transmis.

Spokus : C’est vrai que les légendes urbaines que j’ai récoltées oralement l’ont été de manière indirecte. Mon colocataire m’a par exemple un jour raconté que l’ami d’un proche avait fêté son enterrement de vie de jeunesse. Au cours de la fête, on a voulu lui remplir les bottes de mousse expansive. Le problème, c’est qu’il s’est endormi et que le lendemain, on a dû l’amputer du pied ! Je n’ai pas immédiatement compris qu’il s’agissait d’une légende… Par la suite, je me suis dit que c’était un peu gros comme histoire, j’ai vérifié sur internet et c’était effectivement une légende urbaine !

AW : C’est chouette de les entendre comme ça ! On peut voir l’effet que produit le récit chez nous : la manière dont on nous a raconté la légende, le fait de croire en la parole d’une personne proche de nous… Tous ces mécanismes de la croyance sont passionnants à étudier. J’ai été marquée par L’Empire des croyances de Gérald Bronner ; prendre conscience de tous les éléments qui favorisent la croyance dans un récit est une approche plus intéressante que celle qui consiste à dire que les gens qui croient aux légendes sont peu instruits, des femmes et des adolescents, comme le dit Edgar Morin dans La Rumeur d’Orléans. Ce que je dis aux personnes auprès desquelles j’interviens, c’est qu’on y croit tous ! Ce n’est pas une question d’éducation ou d’intelligence. Certaines histoires vont dans le sens de notre intuition et de notre expérience ou vont nous toucher plus que d’autres. Bien sûr, à force de travailler sur le sujet, une alarme va se déclencher dans notre tête face à certaines histoires ! Mais sur des sujets plus pointus, que l’on ne maîtrise pas, on va avoir tendance à croire à certains récits, ou simplement à adhérer au message de prévention, de solidarité qu’ils véhiculent. Informer sa famille d’un danger potentiel expliqué dans une légende devient plus intéressant que la véracité du récit.

Spokus : Oui, je pense à cet épisode de 2014 des attaques de clowns. Sur les réseaux sociaux, il y avait beaucoup de jeunes qui se mobilisaient au sein de brigades anti-clowns. Ça partait de cette envie de rendre service, en prévenant les dangers.

AW : Tout à fait ! J’avais justement fait tout une recherche sur le sujet, que j’avais présenté à la conférence de l’International Society for Contemporary Legends. L’article va sortir dans la revue Contemporary Legends. Le colloque a d’ailleurs lieu en ce moment, à Lafayette [U.S.A]. Cette revue permet d’avoir accès à des auteurs que l’on connaît moins ici comme Bill Ellis, Sandy Hobbs ou Linda Dégh, qui sont de grands pontes au niveau du folklore.

Ben Radford a écrit un livre très complet sur le phénomène des clowns en Occident et il y a repris les recherches que j’ai pu faire sur la situation française. Je vous prédis, qu’à l’Halloween 2017… Il va y avoir des clowns ! Le film Ça (It) lié au fameux bestseller de Stephen King va sortir en septembre et pourra potentiellement jouer un rôle de catalyseur. En 2014, il était arrivé le même phénomène avec les vidéos de DM Pranks productions. Ces caméras cachées, montrant des clowns qui tuent des gens dans les parkings, ont été fort regardées par les adolescents qui s’en était inspirées en 2014. Fin 2017, on risquera donc d’être à nouveau confronté au phénomène d’ostension, ce phénomène où les gens imitent le scénario d’une légende urbaine pour en faire un fait réel. Des personnes vont donc peut être à nouveau profiter de la visibilité des clowns tueurs pour commettre des actes malveillants…

« La rumeur, en contexte de guerre, devient parfois plus fiable que l’information officielle… »

Spokus : Un autre élément que je n’ai pas évoqué : vous revenez souvent aux périodes de guerre dans votre livre, la Première et la Seconde Guerre mondiale. En quoi sommes nous, en période de guerre, dans un contexte qui favorise à ce point la circulation des rumeurs et des légendes urbaines ?

AW : Tout simplement parce qu’on ne peut plus se fier à l’information officielle ! Il y a une propagande externe, à destination de l’ennemi, et une propagande interne, destinée à la population. Cette dernière permet d’éviter les mouvements de panique. Les autorités ont parfois minimisé des dégâts ou des défaites afin de ne pas nuire au moral de la population. La rumeur devient, dans ce contexte, parfois plus fiable que l’information officielle…

Les rumeurs et légendes urbaines peuvent aussi permettre de diaboliser l’ennemi, afin de pouvoir l’achever sans trop de remords ou de culpabilité. Dans le camp allemand, on disait par exemple des Belges qu’ils étaient des francs-tireurs ou que leurs enfants mutilaient les cadavres ou les blessés allemands. On racontait qu’ils allaient couper les doigts des soldats blessés sur les champs de bataille pour récupérer des bagues. Ça a tellement inquiété l’armée allemande qu’ils en sont venus à commettre des exactions dures. Côté belge, on racontait que les Allemands coupaient les mains des enfants pour les empêcher de devenir des francs-tireurs. Cette rumeur atroce a été démentie mais a permis l’entrée en guerre des États-Unis.

"Nénette et Rintintin" dans la Baïonnette du 4 juillet 1918, journal consacré à la Grande Guerre et publié de 1915 à 1920. Source : Gallica.
« Nénette et Rintintin » dans la Baïonnette du 4 juillet 1918, journal consacré à la Grande Guerre et publié de 1915 à 1920. Source : Gallica.fr.

Les rumeurs destinées à remonter le moral ont moins été traitées dans ce livre. Il existait des cartes postales reprenant des prophéties d’une sorcière annonçant par exemple à Guillaume II, sa mort. Cette légende permettait à la population de garder espoir : la guerre sera bientôt finie. Il y a eu aussi cette série de visions de la Vierge Marie, qui protégeait certains soldats, ou encore la légende des Anges de Mons. Cette dernière légende a été notamment étudiée par le Professeur David Clarke. Elle prétend qu’une apparition d’anges aurait réussi à bloquer l’armée allemande à Mons. Les soldats gardaient également certains objets sur eux, comme des poupées en laine appelées Nénette et Rintintin, ou encore des morceaux d’obus qui ne les avaient que légèrement touchés. Ils étaient censés leur permettre d’échapper aux bombardements.

Avec le Centenaire de 14-18, beaucoup de fonds ont été débloqués. On a pu accéder à des cartes postales, des témoignages, des objets, des recherches historiques ont été financées, des nombreux journaux numérisés…etc. On en découvrira plus sur la Seconde Guerre mondiale au moment de son centenaire, lorsqu’un travail de récolte et de remise à jour de tout les récits qui y ont couru sera effectué.

Résister par des bons mots

Spokus : Les chaînes de lettres qui circulaient durant la Première Guerre mondiale étaient un autre moyen d’entretenir l’espoir, beaucoup étaient des prières. Les diffuseurs espéraient attirer à eux la chance. Il y avait aussi cette fébrilité, on attendait des nouvelles du front par courrier.

AW : Justement, j’ai fait un petit trois minutes pour la radio, où je voulais parler de ces différentes stratégies pour maintenir l’espoir. Vous êtes Français, peut-être avez-vous entendu parler des ces soldats qui prenaient un ticket de métro aller retour? Ils allaient seulement poinçonner l’aller à la station Combat [aujourd’hui Colonel Fabien] à Paris. Une façon pour eux de croire qu’ils pourraient bientôt poinçonner le billet retour.

En Belgique, à Bruxelles, les habitants ont été surpris par l’invasion allemande. Ils voulaient montrer qu’ils n’acceptaient pas l’occupation. Ils résistaient par l’humour, avec des moyens dérisoires : des tasses de café ou des balais aux couleurs du drapeau belge. Balayer devant un ennemi revenait à le narguer, cela devenait presque un geste patriote.

Par ailleurs, même si les bruxellois n’avaient pas la possibilité de guerroyer par les armes, ils n’hésitaient pas à lancer des piques aux soldats allemands ! En 1919, une revue a été écrite pour les personnes qui revenaient du front : elle regroupait tous les bons mots ou les blagues des habitants de Bruxelles faites aux envahisseurs ! Les mêmes attitudes ont été vues durant la seconde guerre. On raconte qu’un jour, l’occupant a été informé qu’un résistant se cachait place des Barricades à Bruxelles. La Gestapo a fouillé tout le quartier, et ce n’est qu’après plusieurs heures qu’elle se rendue compte qu’on lui a en réalité donné le nom d’André Vésale … le nom de la statue qui ornait le centre de la place !

On retrouve ici l’idée du Manneken Pis, cette statue bruxelloise célèbre. La Belgique a été envahie par pas mal de pays, et les Belges ont développé un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’autorité. Manneken Pis a été récupéré par des caricaturistes qui le faisaient uriner sur l’ennemi. C’est comme si les Bruxellois disaient à leurs envahisseurs : « OK, tu peux être là mais ça ne veut pas dire qu’on va te laisser tranquille, on va t’embêter par tous les moyens et continuer à te pisser dessus ! ». D’ailleurs, l’image du Manneken Pis a été reprise par les dessinateurs en 2015, après les attentats de Paris : il pissait sur les bombes des terroristes !

« On est face à des histoires similaires, dont les détails diffèrent suivant la culture du lieu. »

Spokus : Je reviens sur les légendes paranormales, j’ai l’impression quand on compare légendes urbaines ou traditionnelles, que le paranormal est beaucoup moins présent dans les légendes urbaines, sauf dans les légendes d’auto-stoppeuses fantômes. Les monstres vont être remplacés par des animaux qui existent, comme les alligators dans les égouts, et on a l’impression d’être face à des croyances « rationnelles ».

AW : Il y a effectivement un mouvement de rationalisation des récits : les dragons sont remplacés par des alligators. Quant aux sorcières, elles sont beaucoup moins présentes dans les légendes urbaines…etc.

Les récits sur le paranormal n’ont cependant pas disparu en Europe ! Peut-être est-il moins présent dans mon livre car on m’a raconté moins d’histoires sur le sujet. Qui sait si dans un deuxième tome, je n’y reviendrai pas de manière plus exhaustive.

Il y a peu de recherches sur les les légendes urbaines qui circulent sur les continents africains et asiatiques, mais j’ai l’intuition que le paranormal y est beaucoup plus ancré dans les récits. Il semble que dans les légendes urbaines d’Afrique, on retrouve davantage de références à la magie, à des transformations d’humains en animaux ou à la sorcellerie. Je vous conseille le travail de Julien Bonhomme sur les voleurs de sexe [NDLR : L’offrande de la mort, autre légende africaine à laquelle Julien Bonhomme a consacré un ouvrage, a fait l’objet d’un article sur Spokus].

Au niveau de l’International Society for Contemporary Legend Research, nous travaillons beaucoup avec des chercheurs canadiens, américains ou anglais. Lorsque le colloque annuel a lieu en Europe, on a la chance d’accueillir des chercheurs d’Allemagne, d’Europe de l’Est et de Russie, ce qui est très intéressant car leurs rumeurs sont moins connues et pourtant on y découvre des similarités. Sur les légendes d’enlèvements d’enfants par des camionnettes par exemple, on a pu observer qu’en France et en Belgique, elles faisaient référence à des camionnettes blanches alors qu’aux U.S.A, il s’agit plutôt de camions de glace. Un chercheur russe nous a indiqué qu’en Russie, c’était les Black Volga, les voitures utilisées par l’ex-KGB qui étaient visées ! On est face ici à des histoires similaires mais à des détails qui diffèrent suivant la culture du lieu. Ce serait intéressant d’élargir ce travail comparatif à des pays auxquels on n’a pas accès et d’y organiser un vrai travail de récolte et de comparaison. Je laisse ici un appel !

Aurore Van de Winkel, Les Légendes urbaines de Belgique. Avant-propos, 2017. Prix public : 25 €.

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